Un entretien Boum! Bang!

Éric Thomé partage son temps entre le design graphique, un art dont il a fait son métier et la photographie, un art dont il a fait sa passion. De série en série, il expérimente de nouvelles stratégies pour renouveler le genre du portrait donnant ainsi naissance à de singulières œuvres dont l’humain est le principal protagoniste.

B!B!: Parlons d’abord de « Stretches ». Comment est née l’idée de cette surprenante série et qu’est-ce que tu souhaites exprimer à travers elle?

Éric: Elle est née d’une envie de croiser ma passion pour la photo et mon métier, le design graphique, mais également de cet amour pour les foules et de ce travail sur l’aliénation des masses qu’on retrouve chez Andreas Gursky. En voyant les oeuvres de ce photographe, je me suis dit qu’il y avait encore beaucoup de choses à dire et à montrer sur la place de l’homme occidental dans son monde.

Dans « Stretches », il est ainsi toujours visuellement question de touristes, une population d’individus qui m’intéressent car leurs vacances sont une occasion d’être « en liberté », d’être plus eux-mêmes et plus vrais que d’habitude. Je réalise donc les photos qui servent de base à cette série à Paris ou lorsque je suis moi-même en vacances. Il m’arrive alors parfois de m’extraire de la foule et de photographier les gens en train de tous regarder la même chose, ou alors en train de faire des choses très différentes. Je recherche une tension, un jeu de regards, de l’émotion et des liens visibles ou invisibles qui se tissent entre le gens à un instant T. J’accumule de nombreuses photos de foule qui deviennent ma matière que je travaille en étirant des bandes de pixels, un peu comme de la sculpture et c’est ce que moi j’appelle un procédé « photo/graphique ». Par mon principe d’étirement, j’accentue ces liens ou je les crée en suivant une démarche de plasticien. J’ai également choisi d’appliquer un traitement spécial à mes photographies qui semblent comme vieillies. C’est avant tout pour amener de l’émotion en contrebalançant leur patine très numérique et c’est aussi pour perdre un peu le spectateur, pour qu’il se demande de quand date l’image qui pourrait aussi être une veille photo de famille.

Eric Thomé, Stretches
Eric Thomé, extrait de la série « Stretches » ©
Eric Thomé, Stretches
Eric Thomé, extrait de la série « Stretches » ©
Eric Thomé, Stretches
Eric Thomé, extrait de la série « Stretches » ©
Eric Thomé, Stretches
Eric Thomé, extrait de la série « Stretches » ©
Eric Thomé, Stretches
Eric Thomé, extrait de la série « Stretches » ©

B!B!: Concrètement, comment les photos de cette série sont réalisées?

Éric: C’est beaucoup de photos prises et un long dérushage directement sur mon appareil puis sur mon ordinateur à la recherche de la bonne photo à retravailler, celle qui va me permettre de faire émerger ces liens que je veux montrer et d’en créer d’autres. Ensuite, très concrètement, je zoome très fortement dans l’image et j’identifie et isole une bande de pixels que je vais ensuite pouvoir étirer… et c’est d’ailleurs grâce au numérique que ce procédé est possible, il me permet de ne rencontrer aucun problème de netteté et de faire un petit peu ce que je veux. Pour ce qui est de la forme des liens et des étirements, j’essaye des principes différents à chaque fois, au sein de la série comme au sein de l’image… tout en gardant à l’esprit que je suis dans un « Work In Progress » et que j’ai encore beaucoup de solutions à proposer… car je vois cette série comme une sorte de problématique et j’y répond avec mes recherches et mes essais.

B!B!: Tes autres séries de photographies sont en apparence très différentes. Cultives-tu cette différence ou travailles-tu en suivant une récurrence?

Éric: L’individu est au cœur de mon travail et je pense que le medium photographique est totalement approprié pour parler d’individu. Il te permet de capturer l’image d’une personne à un moment précis. Qu’elle pose ou pas, tu saisis quelque chose d’elle, sa peau, ses vêtements, son attitude, autant d’éléments qui racontent énormément de choses et qui permettent de connaître la personne. Ce n’est vraiment pas la même chose en sculpture ou dans le dessin… Même si des artistes comme Jenny Saville ou Lucian Freud racontent des choses phénoménales à travers leur peinture. Ensuite, si je fais des nature mortes et du paysage c’est aussi parce que cela raconte la vie, rien n’est prémédité, je suis plus en recherche de coïncidences, des moments où les choses ne sont plus les mêmes, un peu comme dans mes autres séries où l’humain est présent. Mais cela reste une sorte de flânerie, un à-côté qui me permet de shooter des choses qui me touchent et surtout de m’amuser. Mais je n’ai rien inventé, beaucoup d’autres photographes comme Philip Llorca Di Corcia, ou Jurgen Teller récemment, se sont inspirés de leur vie quotidienne et l’ont mise en scène dans leurs oeuvres avant moi!

Eric Thomé, Stretches
Eric Thomé, extrait de la série « Stretches » ©
Eric Thomé, Stretches
Eric Thomé, extrait de la série « Stretches » ©
Eric Thomé, Stretches
Eric Thomé, extrait de la série « Stretches » ©
Eric Thomé, Stretches
Eric Thomé, extrait de la série « Stretches » ©
Eric Thomé, Stretches
Eric Thomé, extrait de la série « Stretches » ©

B!B!: Pourquoi ta série de portraits est baptisée « Miles Away »?

Éric: Tout simplement parce que toutes les personnes dont j’ai fait le portrait ont un point commun: elles sont loin, très loin, perdues dans leurs pensées. J’aime d’ailleurs beaucoup l’idée de cette série où je joue un peu les paparazzis: ne pas faire poser des personnes pour réaliser leur portrait et capturer un moment très fugace pendant lequel elles sont ailleurs tout en étant physiquement présentes, dans un autre état, elles, mais pas tout à fait elles. C’est d’ailleurs ce moment pendant lequel les gens s’échappent, lâchent prise, ne sont pas en représentation et ne sont pas forcément à leur avantage qui m’intéresse dans mes autres séries: « Stretches » avec ses touristes ou les personnages de dos dans ma série « Backs ». Dans toutes ces séries, l’intérêt est d’avoir trouvé une façon différente de raconter les gens ou d’avoir trouvé une façon de raconter quelque chose de différent sur eux.

Eric Thomé, Miles away
Eric Thomé, extrait de la série « Miles Away » ©
Eric Thomé, Miles away
Eric Thomé, extrait de la série « Miles Away » ©
Eric Thomé, Miles away
Eric Thomé, extrait de la série « Miles Away » ©
Eric Thomé, Miles away
Eric Thomé, extrait de la série « Miles Away » ©
Eric Thomé, Miles away
Eric Thomé, extrait de la série « Miles Away » ©
Eric Thomé, Miles away
Eric Thomé, extrait de la série « Miles Away » ©
Eric Thomé, Miles away
Eric Thomé, extrait de la série « Miles Away » ©

B!B!: Comment vont évoluer tes séries et quels sont tes autres projets?

Éric: J’ai envie de continuer de creuser « Stretches ». J’adore cette pelote de fil que je tire petit à petit et qui se situe à la fois dans ma démarche de plasticien et dans le prolongement de mon travail de design graphique. Il faut que je me remette au travail pour compléter la série « Miles Away » et j’ai également envie de travailler pour ma série « Back ». Je continue mes snapshots pour montrer d’autres choses de ma vie et je viens de commencer une nouvelle série qui va s’appeler « Pshychiatree ». Elle repose sur des prises de vue d’arbres, que je renverse et qui ressemble à des tests de Rorschach. Je suis également à la recherche d’un galeriste, quelqu’un qui me suive et qui puisse porter un autre regard sur mon travail.

Eric Thomé, Backs
Eric Thomé, extrait de la série « Backs » ©
Eric Thomé, Backs
Eric Thomé, extrait de la série « Backs » ©
Eric Thomé, Backs
Eric Thomé, extrait de la série « Backs » ©
Eric Thomé, Backs
Eric Thomé, extrait de la série « Backs » ©
Eric Thomé, Backs
Eric Thomé, extrait de la série « Backs » ©

B!B!: Peux-tu nous parler de ton parcours et nous expliquer comment tu as eu envie de te lancer dans la photographie?

Éric: J’ai toujours voulu « faire de l’image » et ce qui m’a certainement mis sur la voie, ce sont les affiches de concerts, les pochettes de disques et les flyers que je voyais quand j’étais ado. Après le lycée, j’ai fait un BTS communication visuel au lycée de Sèvres. Je ne me voyais pas faire de longues études et j’ai profité d’une opportunité pour entrer dans une agence de publicité en tant qu’assistant Directeur Artistique. Je suis ensuite passé d’agence en agence et après pas mal d’années passées à créer des campagnes de pub, j’ai eu envie de revenir à mon premier amour: le design graphique. Je me suis associé à un ami, Laurent Duvoux, rencontré en agence et nous avons monté une structure, le studio We Are Ted, dans laquelle nous exerçons en tant que freelance depuis 2007. C’est en agence, en travaillant avec des photographes, que je me suis frotté à la photo. De fil en aiguille, je me suis intéressé à son l’histoire, à ce qui se fait aujourd’hui, ce qui se faisait il y a 40 ans… C’est comme un puits sans fond. N’ayant pas de formation de photographe, je me perfectionne chaque jour depuis une dizaine d’années et je profite de la démocratisation de la photo pour pouvoir m’exprimer, construire une réflexion sur mon thème de prédilection, l’individu, et apporter mon regard personnel à un sujet qui m’intéresse tout particulièrement: le portait.

B!B!: Tu jongles entre ton travail et ta passion pour la photographie. Comment t’organises-tu?

Éric: Je vois mes photographies comme un grand « Work In Progress ». Je produis une image, elle donne naissance à une idée, qui donne elle-même naissance à une deuxième photographie puis à une série. Cette façon de travailler correspond à mon côté autodidacte. Je ne réfléchis donc pas en « séries fermées » car j’ai l’impression qu’il y a toujours quelque chose à faire, après. L’idée est aussi que les nouvelles photos remplacent parfois les anciennes et il m’arrive également d’exhumer une photographie réalisée il y a deux ans et pour laquelle mon regard à changé.

B!B!: Qui t’inspires?

Éric: Il y a beaucoup de gens qui m’inspirent. Stanley Kubrick, Moebius ou Franquin… Ce sont un peu mes madeleines de Proust. Je suis admiratif de la capacité du sculpteur Ron Mueck à toucher grand public et esthètes avec des propositions simples, belles et intelligentes. En photographie, j’ai eu récemment un gros coup de cœur pour Paul Graham après avoir vu son expo au BAL. Ses diptyques et ses triptyques grand format, exposés à même le sol sont de très belles associations d’idées et de moments, plastiquement sublimes. J’aime la notion de hasard avec laquelle il joue. Andreas Gursky m’a également énormément marqué. Je me souviens encore très bien de son expo en 2002 au Centre Pompidou ou de l’exposition de Richard Avedon au Jeu de Paume. On est tous les jours un peu plus saturé d’images avec les nouveaux médias et un vrai lieu d’exposition permet de voir le travail en vrai et pas sur écran, noyé au milieu d’autres images. C’est pour cela que j’aimerais beaucoup exposer moi-même.

Eric Thomé, Snapshots
Eric Thomé, extrait de la série « Snapshots » ©
Eric Thomé, Snapshots
Eric Thomé, extrait de la série « Snapshots » ©
Eric Thomé, Snapshots
Eric Thomé, extrait de la série « Snapshots » ©
Eric Thomé, Snapshots
Eric Thomé, extrait de la série « Snapshots » ©
Eric Thomé, Snapshots
Eric Thomé, extrait de la série « Snapshots » ©
Eric Thomé, Snapshots
Eric Thomé, extrait de la série « Snapshots » ©
Eric Thomé, Landscapes and nature
Eric Thomé, extrait de la série «Landscapes and Nature » ©
Eric Thomé, Landscapes and nature
Eric Thomé, extrait de la série «Landscapes and Nature » ©
Eric Thomé, Landscapes and nature
Eric Thomé, extrait de la série «Landscapes and Nature » ©
Eric Thomé, Landscapes and nature
Eric Thomé, extrait de la série «Landscapes and Nature » ©
Eric Thomé, Landscapes and nature
Eric Thomé, extrait de la série «Landscapes and Nature » ©

B!B!: Les chroniqueurs de Boum! Bang! ont pour habitude de terminer leurs interviews par une sélection de questions issues du questionnaire de Proust. En voici quelques-unes librement adaptées:

B!B!: Quel est ton photographe préféré?

Éric: Philip Llorca Di Corcia ou Andreas Gursky ou Jeff Wall. Ou…

B!B!: Quel est ton portrait préféré?

Éric: Ce n’est pas un portrait, mais des portraits, ceux de la série « Everybody Knows This Is Nowhere » réalisée par Ryan McGinley.

B!B!: Quel artiste aurais-tu aimer rencontrer de son vivant?

Éric: Stanley Kubrick parce qu’un mec qui tire aussi juste à chaque fois, c’est troublant.

B!B!: Si tu devais te réincarner en un appareil photo, lequel serais-tu?
Éric: La chambre photo 8×10 de Joel Sternfeld pour ses « American Prospects ».

B!B!: Qui ou quoi aimerais-tu photographier par dessus tout?

Éric: Loic Prigent, un réalisateur de documentaires très talentueux.

B!B!: Si tu pouvais inventer une nouvelle fonction du logiciel Photoshop, ce serait laquelle?
Éric: Pour le travail, le « détourage automatique propre » et pour les retouches de mes photos, une option qui rend les photos floues plus nettes.

B!B!: Si tu devais exercer un autre métier, lequel ferais-tu?

Éric: Directeur de la photographie dans le ciné.

B!B!: Quels sont ta plus grande qualité et ton plus grand défaut?

Éric: La qualité: ma persévérance. Le défaut: de l’avis de mes proches, je suis lunatique et parfois un peu fatiguant. Ma persévérance peut être également être un défaut car, de temps en temps, elle ne sert à rien.

B!B!: La musique que tu écoutes en boucle en ce moment?

Éric: le nouvel album de Poni Hoax.

B!B!: Et pour terminer, si je te dis tout simplement « Boum! Bang! », tu me dis?

Éric: Un header avec une typo faites à la main. Désolé, c’est une déformation professionnelle.