Un entretien Boum! Bang!
En nous ouvrant la porte de son atelier à côté du Père Lachaise, Thomas Lévy-Lasne, jeune artiste, grand par la carrure, comme par le courage, nous fait découvrir avec générosité sa peinture. Même si celle-ci a le banal pour sujet, elle renferme comme une sorte d’énergie extraordinaire dont l’ambition est de nous amener à reconsidérer notre environnement avec un regard neuf et curieux. Alors, ouvrez grand vos yeux et votre esprit.
B!B!: Peux-tu nous raconter ton parcours?
Thomas: J’ai vécu une partie de mon enfance dans le Marais, quartier des galeries d’art à Paris, dans lequel j’ai pu voir, très jeune, beaucoup d’expositions. À douze ans, j’étais fan de Christian Boltanski. Après le lycée, je suis rentré aux Beaux-Arts de Paris avec mon bagage très contemporain et là-bas, paradoxalement, j’ai découvert le Louvre, la peinture classique et un rapport différent à l’art. Ce n’était pas facile de me lancer dans la peinture figurative car je n’y étais vraiment pas encouragé. J’avais en plus des ambitions de peinture, c’est-à-dire liées également à la technique et pendant longtemps j’ai fait beaucoup de croûtes. Ce n’était ni évident de les assumer, ni de vivre avec elles. À la sortie des Beaux-Arts, j’ai fait la connaissance du critique d’art Hector Obalk. Pendant cinq ans, je l’ai accompagné filmer les grands maîtres de la peinture dans les musées d’Europe pour les besoins de ses émissions de télévision. J’ai plus appris à ses côtés qu’à l’école. Comme il était difficile de le suivre et de peindre en même temps, je suis parti m’isoler dans un village de Picardie pendant deux ans et demi. J’y ai maturé ma peinture. Quand je suis revenu, j’ai fait des salons de jeunes artistes comme le Salon de Montrouge ou Jeune Création et j’ai rencontré ma galeriste, Isabelle Gounod. Elle représente également des peintres de ma génération tels que Jérémy Liron, Maude Maris, Claire Tabouret et Aurore Pallet. Je suis ensuite parti un an en résidence, notamment à Shakers à Montluçon. Cette année j’ai fait Drawing Now, le salon de dessin contemporain et j’ai ma première exposition personnelle à Paris en janvier 2013.
B!B!: Quels artistes t’ont influencé? Quelles sont tes sources d’inspiration?
Thomas: J’ai eu un choc à vingt et un ans en allant voir l’exposition consacrée à Lucian Freud à la Tate Britain. Il ne peignait peut-être que des gens nus et des éviers mais son parcours était cohérent et il y avait une vraie contemporanéité dans son travail. J’avais la preuve que c’était encore possible de jouer le jeu de la peinture aujourd’hui. L’histoire de l’art est aussi une passion. Ainsi, quand je travaille, j’essaye d’utiliser mes connaissances en me disant: « Tiens, pour cette toile, j’ai tel ou tel peintre comme copain ». Cela revient à travailler sans perdre de vue le travail d’un autre artiste, essayer de se confronter aux mêmes défis techniques que lui ou travailler « contre » lui car je n’aime pas son approche sur un sujet particulier. C’est aussi un jeu avec l’Histoire. Ça rend ambitieux. Pour ma toile « Laetitia au lit » par exemple, ce qui m’a intéressé, c’est de peindre une femme d’aujourd’hui, à l’opposé des muses idéalisées et complètement offertes aux spectateurs de la peinture classique. J’ai voulu reproduire un corps qui existe avec ses grains de beauté, ses taches et ses pieds sales, un corps et une personnalité qui ont un rapport avec ce qu’est une femme à notre époque, un individu. Je suis ouvert au monde également, la philosophie, les autres arts, l’économie, la politique m’intéressent beaucoup et nourrissent mon travail.
B!B!: Justement, quel est ton rapport avec la réalité? Est-ce que l’on pourrait dire qu’elle est la ligne directrice de tout ton travail?
Thomas: Oui. Mon sujet c’est le réel en général et ce que j’aime, c’est confronter le spectateur avec ce mur qu’est le réel. N’importe quoi peut donc devenir sujet de peinture. Le défi c’est ensuite de trouver un intérêt à un sujet qui au premier abord n’en avait pas forcément, pour moi en tant que peintre et pour les autres en tant que spectateurs.
Le réel, je vais donc essayer de le recréer le plus fidèlement et le plus finement possible pour faire que ce qui est banal ne le soit plus, pour donner aux gens l’occasion de porter dessus un regard différent. Cela me paraît assez pertinent dans la mesure où l’étonnement face au monde est une vraie délectation, d’une part, et que la haine du réel est un symptôme fâcheux de notre époque d’autre part.
Ma peinture agit ainsi comme une sorte d’exhausteur de la réalité qui injecte de la vie là où on n’en voyait plus forcément. Avec un sujet ultra banal comme un coin de ville dans le tableau « Dans Paris » par exemple, je mets du cœur et du temps à le peindre en espérant donner une sorte de nouvelle fraîcheur à l’ensemble pour le spectateur.
La cabine téléphonique est un objet totalement ringard, désuet, plus personne ne la voit, il y en a pourtant encore partout. D’un côté, ce qui m’intéresse c’est cette transparence verdâtre et sale de la vitre, le défi qui va consister à la représenter avec subtilité, le plaisir d’un glacis vert, d’un autre côté, montrer cet objet urbain et avoir mis autant de cœur à le figurer, ce qui peut te donner envie de le regarder à nouveau quand tu le croiseras dans la rue.
Pour représenter la cabine d’une manière gourmande, je l’ai peinte d’une manière gourmande et c’est cette gourmandise même qui, passant par la peinture, peut modifier la manière de voir du spectateur.
B!B!: Comment identifies-tu les sujets de tes toiles et de tes dessins?
Thomas: Je peins tous les jours, toute la journée. La peinture est toujours avec moi. Il peut m’arriver d’identifier un sujet, pendant une fête, pendant des vacances avec des amis ou en faisant l’amour. Je laisse mon regard se balader, sans préméditation. Des fois la réalité devient « pictogénique », j’ai un désir d’image. Je fais alors des tas de photos, j’en sélectionne cinq ou six et je les assemble sur l’ordinateur pour former une seule et même image qui me servira de modèle. Je peux également organiser des séances de pose photographique pour les tableaux plus complexes. Je peux parfois mettre des années avant de commencer le tableau.
Pour ma série d’aquarelles de fêtes, par exemple: après plusieurs verres au milieu des soirées, je laisse traîner mon regard qui attrape un moment, une scène, une fille, la couleur d’un chandail, un beau pantalon et je les prends très vite en photo. Le lendemain, c’est montage photographique et gueule de bois, puis c’est parti pour l’aventure de l’aquarelle!
B!B!: On pense à des thèmes comme la solitude, l’indifférence et la mort quand on regarde tes toiles. Pourquoi te sont-ils si chers?
Thomas: Ce qui m’intéresse c’est de tout accepter. La mort, la maladie, cela fait partie du package de la vie. Me définissant comme un peintre réaliste, ce qui m’intéresse c’est le « ici » et le « maintenant ». Je prends la réalité telle qu’elle est et je n’ai pas envie de cacher ce qui est dur, d’inventer un ailleurs ou de faire une sorte de morale à travers mes toiles. Tout le monde est confronté à la maladie, à la mort et personne n’en parle. Pour moi, c’est plus facile à faire qu’à dire. Le sujet présente le même intérêt formel qu’il soit triste ou souriant. Dans le tableau « Agonie », on voit une vieille femme à l’hôpital, et bien que le thème soit dur, ça a été un vrai plaisir de peinture, quasiment immoral. Un tableau est un objet unique, fragile et organique. Il draine avec lui sa propre perte, sa vanité, la tristesse de sa matérialité, quelle que soit la représentation. La peinture est un medium lourd, très propice à la gravité même avec un sujet joyeux.
B!B!: Le lit, le canapé, des gens qui se reposent, dorment ou semblent mourants, pourquoi le thème du sommeil t’intéresse-t-il?
Thomas: Beaucoup de tableaux anciens montrant des personnages en action me paraissent faux et même un peu ridicules. Ils ont mal vieilli. La photographie et le cinéma sont maintenant évidemment plus appropriés. Un péplum, c’est mieux chez B. de Mille que chez Gérôme, même si le premier s’est largement inspiré du second. La peinture me paraît être le meilleur médium pour raconter ce qui se passe quand il ne se passe rien. L’événement des apparences. Je cherche donc des scènes d’instantanés un peu longs. Quand les modèles sont allongés, alités, absorbés par une œuvre d’art ou plongés dans leur portable, ils n’ont finalement comme seule activité que d’exister. Leurs esprits occupés, leurs corps, se laissent contempler patiemment. Pour ce qui bouge, comme ma série sur la fête par exemple, l’aquarelle est beaucoup plus intéressante. La matière est plus légère, elle est davantage adaptée au sujet. À l’huile, ce serait lourd.
B!B!: Qui sont Lucie, Laetitia, Melissa, Justine, Aurélien…?
Thomas: Des amis, des proches. Cela peut être un enjeu intéressant d’essayer d’impliquer des gens que j’aime. Cela me pousse à me dépasser, à être meilleur. Si on regarde bien, c’est en fait très courant chez les peintres. On voit des familles entières chez Manet, Degas, Courbet ou encore Michaël Borremans. J’adore par ailleurs faire des portraits de commande, rentrer très vite dans un rapport intime avec un inconnu. Malheureusement, peu de monde ose m’en demander. Pour des raisons d’humilité sans doute, mais également j’en suis sûr pour le côté mortifère de se laisser dépeindre à un certain âge.
B!B!: Quels sont tes prochains projets et ton actualité?
Thomas: En ce moment, j’essaye de complexifier mes images. Je faisais humblement des portraits assez simples, je me lance maintenant dans des « grosses machines », des toiles grand format, avec plusieurs personnages, un décor, des corps dans l’espace, quelque chose de plus physique, plus riche avec plein de matières différentes. Je ne sais pas si c’est mieux mais c’est très amusant. J’ai également envie de continuer mes séries de dessins webcam ou d’aquarelles de fête pour me reposer un peu de la peinture. Elles seront d’ailleurs exposées à Drawing Now 2013 au Louvre. J’ai également ma première exposition personnelle à Paris, du 5 janvier au 23 février, chez Isabelle Gounod. Elle s’appelle « visiblement ». Elle présentera six ou sept peintures, une dizaine d’aquarelles et une trentaine de dessins de webcam. Il faut vraiment venir car la peinture en reproduction, c’est comme voir le fantôme de quelqu’un, ce n’est pas la même chose! Le 5 janvier, sortira également une monographie de 97 pages produite avec l’aide du CNAP aux Éditions Particules.
B!B!: Tu tiens le premier rôle dans le court-métrage « Vilaine Fille, mauvais garçon » de Justine Triet. Le film est pré-nominé aux Césars. Comment cette aventure cinématographique a-t-elle eu lieu?
Justine est une très bonne amie. Ça date des Beaux-Arts de Paris. J’ai toujours travaillé pour elle, pour ses documentaires et quand elle a dû faire sa première fiction, elle m’a proposé d’en être le héros au côté de la comédienne Laetitia Dosch. C’est un petit peu biographique, il y a certaines de mes peintures dedans, des ambiances qu’on retrouve dans mes tableaux. Le film a déjà reçu pas mal de prix et nous a donné l’occasion de participer à plusieurs festivals… donc à plein de fêtes pendant lesquelles j’ai pris des tas de photos qui m’ont servi pour ma série d’aquarelles.
B!B!: Les chroniqueurs de Boum!Bang! ont pour habitude de terminer leurs interviews par une sélection de questions issues du questionnaire de Proust. En voici quelques unes librement adaptées:
B!B!: Quel est ton artiste favori?
Thomas: Titien.
B!B!: Quel artiste aurais-tu aimé rencontrer de son vivant?
Thomas: Rubens.
B!B!: Si tu changeais de profession, laquelle ferais-tu?
Thomas: Médecin.
B!B!: Quelle est ta ville favorite?
Thomas: Paris.
B!B!: Quelle est la musique que tu écoutes en boucle en ce moment?
Thomas: « L’amour, l’argent, le vent » de Barbara Carlotti.
B!B!: Si tu étais une couleur, tu serais?
Thomas: Taupe, parce que c’est une couleur ineffable.
B!B!: Quel est ton moment de la journée préféré?
Thomas: Les entre-deux, ces moments pendant lesquels on est sensible, on a des angoisses ou qu’on se dit que c’est génial d’être en vie.
B!B!: Quelle est ta principale qualité et ton principal défaut?
Thomas: Mon défaut est d’être trop arrogant quand je suis faible. Ma qualité, c’est l’endurance.
B!B!: Quelle est ta devise?
Thomas: Qu’est-ce qu’il faut être un sensible pour être un bon artiste! Qu’est-ce qu’il faut être insensible pour rester artiste! Mais j’en ai 300 000.
B!B!: Si tu étais un animal, lequel serais-tu?
Thomas: Un ours.
B!B!: Et pour terminer, si je te dis Boum! Bang!, tu me dis?
Thomas: Un nouveau truc sexuel pervers que je ne connais pas?