Un entretien Boum! Bang!

Mélina Farine fabrique des histoires: à la fois narratrice et héroïne, elle construit des situations sous forme d’installations, de photographies, de récits et de vidéos. Elle décide de mettre en scène son intimité ou bien de pénétrer dans celle d’inconnus. Malgré ces multiples intrusions, c’est l’universalité du sujet qui prône, bien plus que la notion d’intime. L’absence et ses différents visages sont également des traits importants de sa démarche artistique. Tirages sur feuilles électroluminescentes avec la série « Haunted », projections lumineuses avec l’installation « Feu Follet » ou encore mouchoir brodé avec « Je ne devrais pas… », Mélina Farine interroge notre rapport à la réalité dans un univers fantomatique et inconscient à la recherche de réponses émotionnelles fortes.

Mélina Farine, feu follet
© Mélina Farine, Feu follet

B!B!: Mélina, est-ce que tu peux te présenter pour les lecteurs de Boum! Bang!?

Mélina Farine: Je suis originaire de Dijon, et j’ai terminé il y a peu mon cursus à l’École Supérieure d’Art de Lorraine à Metz, où j’ai obtenu un DNSEP option Art. Avant cela, j’ai fait des études de littérature et je suis également titulaire d’une licence d’arts plastiques.

B!B!: Tu te considères plus comme une photographe, une vidéaste ou une plasticienne?

Mélina Farine: Plutôt comme une photographe. Mais les frontières sont parfois floues. Par exemple, lorsque je travaille sous forme de diaporama d’images fixes, cela peut relever de la vidéo, tout comme la forme particulière que revêt le « Bloc » en fait un objet hybride, entre photographie, installation et édition.

B!B!: Quels matériaux et appareils utilises-tu?

Mélina Farine: Lorsque je réalise des photographies, j’utilise principalement un Nikon D800 ou, plus rarement, mon iPhone. Mais ma pratique s’étend aussi à l’usage d’images d’archives, de films, d’objets du quotidien ou encore d’autres matériaux… Il est difficile d’en établir une liste. Par exemple, pour « Je ne devrais pas… », j’ai utilisé mes propres cheveux pour broder une phrase sur un mouchoir en tissu.

Mélina Farine, je ne devrais pas
© Mélina Farine, je ne devrais pas

B!B!: Quels sont tes thèmes de prédilection?

Mélina Farine: L’ensemble de mon travail flotte dans un univers rassemblant fantômes, images métaphoriques et inconscientes, et questionne notre rapport à la réalité. Les notions d’absence, de disparition et d’insaisissable se mêlent à une forme d’intuition et de sérendipité, laissant entrevoir plusieurs degrés de lecture.

B!B!: Quelles sont tes influences?

Mélina Farine: Elles sont diverses et dépassent le champ de l’art, qu’elles soient littéraires (Edgar Allan Poe, les livres de Sophie Calle, « L’image fantôme » d’Hervé Guibert, Georges Didi-Huberman), cinématographiques (David Lynch, David Cronenberg, « Zoo » de Peter Greenaway, « Ghost Dance » de Ken McMullen), ou qu’elles relèvent de la psychanalyse et psychiatrie («Le moi divisé » de Ronald Laing, « La notion de vrai et faux self » de Donald Winnicott), des contes et mythologies, de l’imaginaire collectif…

B!B!: Comment est venue l’idée de l’utilisation du médium photographique?

Mélina Farine: Il s’est imposé, je ne pense pas que le choix de ce médium ait vraiment été décidé sciemment. Pour moi, c’est à la fois une manière de capturer le réel, mais aussi de se l’approprier, d’en livrer une vision différente, comme si le fait de figer une scène en révélait d’autres et permettait d’accéder à d’autres niveaux de conscience. En cela, le médium photographique relève de l’objet magique.

B!B!: Un des traits importants de ton travail est l’utilisation d’archives. Est-ce que tu utilises plus d’archives personnelles que d’archives d’inconnus?

Mélina Farine: Une majorité d’archives personnelles, parce que ce sont des images qui m’étaient directement accessibles et avec lesquelles j’ai évolué. Elles m’ont en quelque sorte nourrie, ont alimenté ma pratique artistique. Ma famille possède une masse considérable de photographies et de films, j’ai l’impression qu’il existe un rapport assez fusionnel et compulsif à la capture du souvenir, à l’archivage. Cependant le fait que ces images proviennent de mon fond d’archives personnelles reste secondaire, leur origine n’est qu’un détail, elles sont surtout un matériau propice à la réappropriation, au détournement.

Mélina Farine, Underlying Issues
© Mélina Farine, Underlying Issues

B!B!: Pourquoi cet intérêt vis à vis d’archives d’inconnus?

Mélina Farine: Je les vois avant tout comme un médium. On retrouve une certaine universalité dans la prise de vue, le cadrage ou le sujet; je peux m’approprier ces images sans pour autant entretenir avec elles un lien affectif direct. C’est d’abord l’image qui prime, on peut tout aussi bien s’y projeter, la réinventer, y broder une autre histoire.

B!B!: Comment trouves-tu et choisis-tu toutes ces archives?

Mélina Farine: Ce sont pour la plupart des photographies chinées sur des brocantes ou trouvées sur internet. Les images sur lesquelles je m’arrête sont des images fortes, en décalage, qui possèdent un certain potentiel fictionnel, une tension dramatique.

B!B!: À travers ton travail l’intime est très présent, comment abordes-tu cette notion?

Mélina Farine: Malgré la récurrence d’images d’archives provenant de mon fond personnel, je ne pense pas que mon travail relève de l’intime. Il tend au contraire vers une possible universalité du sujet, je ne mets jamais en avant la provenance des images ou l’identité des personnages présents, je m’en détache totalement. La notion d’intimité engage un lien beaucoup plus étroit entre l’œuvre et la vie de son auteur. Je pense en particulier au travail de Nan Goldin et à celui d’Antoine d’Agata, présentant leur entourage d’une manière presque documentaire, sans fard.

B!B!: La série photographique « Haunted » est interpellante, peux-tu nous en dire plus?

Mélina Farine: Si l’on se réfère aux codes habituels de la photographie intime ou de famille, une image sous-exposée est une image inexploitable, une photographie « ratée », dont on ne prendra pas la peine de réaliser un tirage. La pellicule, une fois développée, peut cependant révéler une réalité demeurée inconnue, cachée jusqu’à présent. Pour cette série, j’ai utilisé une pellicule dont certaines images étaient si sombres que le film demeurait quasiment vierge par endroits. Je me suis intéressée à ces scènes invisibles et, après les avoir éclaircies, j’y ai intégré, par la retouche, des personnages issus d’images attenantes qui étaient quant à elles correctement exposées. Le petit format de l’image appelle à la proximité, l’éclairage situé sous l’image crée une lumière diffuse, telle une aura se dégageant du spectre. L’image se révèle d’elle-même.

Mélina Farine, haunted
© Mélina Farine, Haunted
Mélina Farine, haunted
© Mélina Farine, Haunted
Mélina Farine, haunted
© Mélina Farine, Haunted
Mélina Farine, haunted
© Mélina Farine, Haunted

B!B!: Il arrive parfois d’observer dans ton travail des « objets-photographiques », je pense notamment à « Bloc » peux-tu nous en parler?

Mélina Farine: Le « Bloc » est composé de cent soixante photographies différentes, mais est en constante évolution. Chacun est invité à détacher une image, à l’emporter avec soi. Le « Bloc » se dissout peu à peu, pour ne laisser que la tranche, fine et translucide, squelette témoin d’images qui ne sont plus là. Les photographies ont toutes été réalisées à l’aide de mon téléphone portable, elles sont une extension physique des images qui hantent internet et les réseaux sociaux, en particulier Instagram. Les images sont à la fois absentes et errantes, elles continuent d’exister malgré tout.

Mélina Farine, bloc
© Mélina Farine, Bloc
Mélina Farine, bloc
© Mélina Farine, Bloc

B!B!: Avec la vidéo « Fire Walk With Me » on pense à David Lynch, peux-tu nous éclaircir?

Mélina Farine: Les images proviennent de plusieurs films Super 8 réalisés durant les années 60 aux États- Unis et au Canada. Le film est hanté par la présence d’une figure féminine énigmatique, toujours à distance. Dès le premier visionnage, les paysages ainsi que cette femme m’ont immédiatement évoqué « Twin Peaks » de David Lynch. Les sous-titres ainsi que le titre font écho à l’intrigue et à l’univers de la série. La bande-son, quant à elle, est composée de fréquences relativement basses, et est utilisée dans le cadre de séances d’hypnose et de transes méditatives et médiumniques. La fréquence des battements binauraux permet au cerveau d’entrer dans une phase de « sommeil conscient ».

B!B!: Quel travail te tient le plus à coeur?

Mélina Farine: Je considère mon travail comme un tout, un puzzle dans lequel chaque pièce à sa place. Cependant, je crois que « Dernière image » me tient particulièrement à cœur. Ces captures d’une projection de film d’archive figent et révèlent ce que le mouvement du film masquait, un instant étrange, de tension. L’image devient persistante, et rappelle l’image traumatique, dernière image de laquelle on se souvient avant un choc. Le diaporama inclut une tension dramatique due à la succession et l’association de ces images. L’arrêt sur image de scènes familiales ordinaires révèle des postures, des gestes inquiétants, parfois menaçants.

Mélina Farine, dernière image
© Mélina Farine, Dernière image
Mélina Farine, dernière image
© Mélina Farine, Dernière image
Mélina Farine, dernière image
© Mélina Farine, Dernière image
Mélina Farine, dernière image
© Mélina Farine, Dernière image
Mélina Farine, dernière image
© Mélina Farine, Dernière image
Mélina Farine, dernière image
© Mélina Farine, Dernière image

B!B!: Quelle est ta définition de l’instant photographique?

Mélina Farine: Une capture, un saisissement, et à la fois une ouverture sur d’autres perceptions de la réalité. Une matière mouvante.

B!B!: Comment ton travail a-t-il évolué à travers le temps?

Mélina Farine: La photographie reste centrale mais mon travail tend à opérer un glissement vers l’objet, l’écriture et l’installation. Cependant, s’il se densifie sans doute au cours du temps, l’univers reste en grande partie le même. Je dirais que mon travail demeure hanté.

B!B!: Quels sont tes futurs projets?

Mélina Farine: Récemment, j’ai travaillé sur le projet « Le Commun des Mortels », en collaboration avec Mélanie Gerber. L’exposition a été présentée à la Basilique Saint-Vincent à Metz en septembre, et mêle performances et installations, tout en s’articulant autour de la notion d’itinéraire, de cheminement intérieur, dans un lieu chargé d’histoire et de mysticisme. C’est un projet en perpétuelle mutation, il évoluera selon le lieu et les artistes invités à y participer. Pour l’instant, j’y présente deux pièces, « Le Messager » et « Nevermore », qui agissent toutes deux comme des figures annonciatrices et oraculaires, révélatrices d’un au-delà fantasmé. Animal traqué et vaincu, sacrifié ou seulement endormi, « Le Messager » laisse deviner, par sa posture, une course effrénée, une poursuite préalable. Entre chien et loup, évoquant une figure de vanité, il relève également de l’univers du conte, du mythe. « Nevermore » fait quant à lui écho au poème narratif « The Raven » d’Edgar Allan Poe; sa posture semble figée, et nous met dans l’attente d’une révélation, d’une sentence demeurant en suspens. Il évoque le sentiment de perte et établit un paradoxe entre un désir d’oubli et un désir de souvenir.

Mélina Farine, Le Commun des Mortels
© Mélina Farine, Le Messager, vue de l’exposition Le Commun des Mortels
Mélina Farine, Le Commun des Mortels
© Mélina Farine, Nevermore, vue de l’exposition Le Commun des Mortels
Mélina Farine, Le Commun des Mortels
© Mélina Farine, vue de l’exposition Le Commun des Mortels

B!B!: Les chroniqueurs de Boum! Bang! ont pour habitude de terminer leurs interviews par une sélection de questions issues du questionnaire de Proust. En voici quelques-unes librement adaptées:
Ton photographe préféré?

Mélina Farine: J’aime beaucoup les travaux de Dorothée Smith, de Marina Gadonneix et de Dirk Braeckman. Plus récemment, j’ai découvert les photographies de Daisuke Yokota. Il s’en dégage quelque chose d’inquiétant, de très fantomatique.

B!B!: Ton film préféré?

Mélina Farine: « La Clepsydre » de Wojciech Has, « Solaris » d’Andreï Tarkovski et « L’heure du loup » d’Ingmar Bergman.

B!B!: Ta chanson du moment?

Mélina Farine: L’album « Be Sensational » de Jeanne Added, hybride et guerrier.

B!B!: Quel artiste aimerais-tu rencontrer de son vivant?

Mélina Farine: Olivia Rosenthal, Alizé Meurisse, Laura Gozlan, Philippe Parreno.

B!B!: Si tu devais changer de métier, lequel?

Mélina Farine: Exploratrice.

B!B!: Quel don aimerais-tu avoir?

Mélina Farine: Une certaine forme de clairvoyance. J’y travaille…

B!B!: Ton idée du bonheur?

Mélina Farine: Un apaisement au milieu d’un univers à la fois sauvage et tumultueux; une sorte de refuge ouvert sur l’extérieur. Voyager.

B!B!: Ce que tu détestes le plus?

Mélina Farine: Le manque de curiosité, d’ouverture et de tolérance.

B!B!: Comment souhaites-tu mourir?

Mélina Farine: Il y a quelques années, j’ai fait un rêve où un voyant m’annonçait que ma mort se ferait sans douleur, au fond d’une rivière. Le côté serein et aquatique me convient assez.

B!B!: Ta devise?

Mélina Farine: Create your own myths.

B!B!: Et pour finir si je te dis Boum! Bang! tu me dis?

Mélina Farine: Explosion, incandescence.

Mélina Farine, mise en abyme
© Mélina Farine, Mise en abyme
Mélina Farine, Hidden and revealed
© Mélina Farine, Hidden and revealed