Entretien réalisé en 2013, sous le deadname de l’artiste aujourd’hui désigné par le mononyme SMITH ; les mentions de nom et de genre dans cet article, ont été modifiées en 2021
Un entretien Boum! Bang!
SMITH est artiste plasticien français diplômé de l’École Nationale Supérieure de la Photographie d’Arles.
En résidence au Studio National des Arts Contemporains du Fresnoy entre 2010 et 2012, il conçoit « C19H28O2 », une installation transdisciplinaire à l’esthétique minimale mêlant vidéo, son (composition de Victoria Lukas) et sculpture (sous forme d’une structure enfermant de la testostérone de synthèse). La thématique de l’identité est récurrente dans le travail de SMITH et les six vidéos composant cette réalisation mettent en image l’histoire aussi troublante que fascinante d’Agnès.
Cette installation a été présentée en écho avec son travail photographique où paysages et visages sont offerts au regard du spectateur avec une douceur remarquable. Matérialisant par ses portraits à l’atmosphère vaporeuse et sourde l’idée d’une identité potentiellement évanescente et en mutation, SMITH pousse le spectateur à s’interroger sur la notion d’être elle-même.
B!B!: Comment en es-tu venu à la réalisation de cette installation? Comment se place-t-elle dans ton parcours créatif?
SMITH: D’un point de vue chronologique, ma pratique de la photographie a précédé celle des autres médiums que j’utilise principalement aujourd’hui. Ce qui distingue ces pratiques les unes des autres, c’est la question de la spontanéité et de l’anticipation. Mon utilisation de la photographie me permet de travailler de façon solitaire, rapide, immédiate, instinctive, et presque gratuite. À l’inverse, la réalisation de films ou d’installations hybrides ou technologiques implique un accompagnement financier, spatial, une temporalité assez longue, et surtout, l’élaboration constante d’un discours autour de l’œuvre produite, indispensable pour obtenir des subventions, rassembler une équipe… J’avais déjà abordé la question de la transition et du liquide performatif dans certaines œuvres antérieures, mais c’est véritablement la rencontre avec le Fresnoy, qui dispose de solides moyens de production, et avec une équipe technique aguerrie, qui m’a permis de réaliser cette installation comme je l’entendais, en opérant un glissement depuis mon approche photographique intime de ce sujet, vers une exploration qui bascule du côté de la mise en scène.
B!B!: Tu as longtemps pratiqué la photographie. Pourquoi avoir choisi la vidéo dans la mise en image de cette œuvre?
SMITH: Je continue à photographier. La vidéo, l’installation, la sculpture, qui sont les médiums utilisés dans « C19H28O2 » (Agnès), constituent pour moi un autre langage, une autre manière d’appréhender les questions que pose déjà mon travail photographique. Dans ce cas précis, il s’agit de vidéos mises en scènes, tournées en studio avec une équipe et des moyens cinématographiques. J’ai souhaité utiliser dans ce travail, l’hormone de synthèse comme un motif plastique, filmique et métaphorique, afin d’approcher la question de la transition à travers un langage me permettant de décoller l’approche de ce sujet, du regard documentaire, théorique, voire exotisant, qui est souvent celui à l’œuvre en ce qui le concerne.
C19H28O2 (Agnès) © Dorothée Smith, production Le Fresnoy, Studio National des Arts Contemporains 2011
B!B!: Pourrais-tu nous parler d’Agnès? Quelle est son histoire?
SMITH: C’est une histoire que j’ai découverte à travers plusieurs sources: le chapitre V des « Recherches en ethnométhodologie » de Harold Garfinkel (1967), « Testo Junkie » de Beatriz Preciado (2008), ainsi que quelques commentaires philosophiques, sociologiques, médicaux de cette histoire, à travers des articles et des essais. C’est l’histoire d’une jeune fille, qui s’est présentée auprès d’un groupe de chercheurs (médecins, psychologues…) réunis par le professeur Garfinkel à l’université de Californie en 1958, comme un laboratoire autour des questions d’identité sexuelle. Cette jeune fille, acceptée comme telle socialement, possède des organes génitaux masculins, et souhaite bénéficier d’une opération chirurgicale pour réparer cette « anomalie ». Après une batterie de tests, l’équipe se croit en présence d’une « véritable hermaphrodite » (personne intersexe) et réalise son opération, chose rare à l’époque, dont les personnes transsexuelles ne pouvaient pas bénéficier, car considérées comme malades mentales. Selon Beatriz Preciado, Agnès est revenue quelques années plus tard à la clinique, après son opération, et a raconté une autre version de sa biographie: née garçon, elle souhaitait devenir une fille. Enfant, en cherchant à imiter sa mère et sa sœur, elle s’est amusée à « gober » les pilules qui leur étaient prescrites; c’était l’époque des premières hormones de synthèse, et Agnès s’est donc « droguée » à la progestérone pendant des années, ce qui eut pour effet, à l’adolescence, de lui donner une apparence totalement féminine.
B!B!: Les liens entre l’installation « C19H28O2 » (Agnès) et l’ouvrage de Beatriz Preciado « Testo Junkie » sont donc évidents. Pourrais-tu expliquer cette relation aux lecteurs de Boum! Bang!?
SMITH: Dans cet ouvrage qui m’a beaucoup marqué, Beatriz Preciado consacre un beau chapitre à Agnès, intitulé « L’invention du genre, ou le techno-agneau qui dévore les loups ». Ce qui m’intéresse, c’est l’analyse qu’en fait Beatriz Preciado, selon laquelle notre ère, post-industrielle et pharmaceutique, tend à transformer, par la chimie, tous les concepts et tous les sentiments en réalités tangibles, substances chimiques, molécules commercialisables. L’installation « C19H28O2 » (Agnès) interroge donc directement la matérialité de la notion de genre, une des notions fondatrices de notre société, sur laquelle repose en grande partie l’ordre social, et l’organisation (familiale, économique, éducative…) de celle-ci. La différence sexuelle, ne correspond plus, ici, qu’à quelques centilitres d’un liquide qui ressemble à de l’eau. En effet, dans l’installation, on est en présence, en plus des vidéos, d’une sculpture liquide constituée d’hormones de synthèses diluées.
B!B!: La question de l’identité de genre et de la possibilité d’évoluer en dehors d’un système binaire masculin / féminin est placée au cœur de tes réflexions et de ta pratique plastique. Te considères-tu comme une artiste engagée?
SMITH: Je pense aux propos de Félix Gonzàles-Torres: « What I like in aesthetics is that the politics that imbues it remains entirely invisible. The most successful political acts are those that don’t appear to be political ». La notion d’artiste engagé au sens strict ne me semble pas résonner dans le cadre de mon travail, au sein duquel on ne trouve ni illustration de concepts philosophiques ou politiques, ni défense de causes circonscrites. Les engagements et idées que je défends ou soutiens alimentent et traversent mes images, mais n’en sont pas le sujet. Ce qui m’intéresse, ce n’est pas de dicter un regard à travers mes images et installations, mais que celles-ci induisent un trouble, un questionnement chez le spectateur.
B!B!: Les photographies exposées aux côtés de « C19H28O2 » (Agnès) sont tirées de plusieurs séries. Comment en as-tu décidé la sélection?
SMITH: Mon principe d’accrochage, toujours éclaté, et faisant entrer en dialogue plusieurs formats, techniques, et séries, me permet d’organiser chaque accrochage de façon singulière. La sélection des photographies s’opère à chaque fois différemment, en fonction des lieux d’exposition, et dépend de l’espace, du nombre d’images, de l’éclairage, du caractère du lieu (lieu public, galerie, musée…). Le fait que les images ne portent ni titre, ni date, me permet de conjuguer ensemble des images de plusieurs séries, pour en créer à chaque fois une nouvelle approche.
B!B!: La vidéo de « C19H28O2 » (Agnès), très sombre, contraste avec la blancheur et l’aspect diaphane des photographies. Comment celles-ci et l’installation entrent-elles en relation?
SMITH: L’installation, qui est transdisciplinaire (elle est traversée par différents médiums comme la vidéo, musique, sculpture…), met en jeu, pour le spectateur, différents phénomènes perceptifs. Elle fonctionne comme un ensemble, comme un corpus avec les photographies. Ce sont différents langages qui participent à une même discussion. La cohésion vient en partie des différents concepts que j’explore, comme par exemple le trouble, l’indétermination dans la construction de l’identité (de genre, notamment). L’exposition à laquelle tu fais référence, à la Galerie Les Filles du Calvaire à Paris, m’a permis de mettre en relation l’installation et les photographies à travers une scénographie qui s’est imposée assez logiquement: le premier étage est une plateforme très lumineuse, sous une verrière, faite de coursives qui surplombent le rez-de-chaussée auquel on a visuellement accès via un large puits, donnant sur le rez-de-chaussée, que l’on peut plonger dans le noir complet. Pour nous, il était évident qu’il fallait installer Agnès au rez-de-chaussée. La forme hexagonale de l’installation, bâtie autour d’une sculpture, et conçue pour l’obscurité, s’appréhende mieux quand elle est immersive et intime. Les photos, par contre, oscillent entre le dense et le lumineux, et sont toutes réalisées en lumière naturelle. Les montrer dans un espace dont l’éclairage provient essentiellement de l’extérieur grâce à la verrière était donc évident. L’idée de passer d’un espace introspectif à un espace plus ouvert, et plus «disponible» à la déambulation et à la rêverie, fait écho au sens même de mon travail.
B!B!: Quelles sont tes influences artistiques?
Dorothée: Elles sont multiples et évoluent rapidement; mais pour les bases irréductibles, on retrouve quelques photographes dont l’approche de la photographie est infiniment indistincte de leur biographie, en particulier Antoine d’Agata, Nan Goldin, Christer Strömholm… Dans un autre domaine, où il s’agit d’aller encore plus loin dans cette idée de fusion entre l’artiste et son œuvre, les artistes ayant initié le mouvement de l’hybrid-art ou bio-art: Orlan, Eduardo Kac, AOO, le laboratoire Symbiotica… Matthew Barney et Joseph Beuys, dans leur approche totalisante de la création. Certains réalisateurs dont les films me semblent se maintenir comme en suspension, dans les marges indéterminées du cinéma, de la poésie, de la philosophie, de la peinture – en particulier Andreï Tarkovski, Aleksandr Sokurov, Chris Cunningham, Apichatpong Weerasethakul ou (les premiers films de) David Cronenberg.
B!B!: Que ce soit pour ton travail photographique ou pour la vidéo de « C19H28O2 »(Agnès), comment choisis-tu tes modèles?
Dorothée: Ceux et celles parmi mes ami(e)s chez qui je décèle, ou sur lesquel(le)s je projette, cet état de transition ou de spectralité qui m’attire.
B!B!: Presque un an s’est écoulé depuis la fin de l’exposition « Hear us marching up slowly » (février 2012), quels ont été tes projets depuis et quelle est ton actualité?
SMITH: J’ai réalisé une installation intitulée « Cellulairement », produite par Le Fresnoy – Studio National des Arts Contemporains, en partenariat avec le laboratoire de recherche 2XS (CNRS/IRICA), dont on peut voir une présentation à cette adresse. À travers un dispositif de captation thermique, et l’implantation d’une puce électronique à l’intérieur de mon propre corps, ce projet propose de synthétiser le concept de « hantise »: à travers un flux de données online et la création d’un vêtement technologique, je peux ressentir, en temps réel et à distance, la chaleur des visiteurs présents dans mon espace d’installation, et être ainsi « hantée » par ces derniers.
J’ai également réalisé deux courts-métrages, pas encore diffusés, intitulés « Spectrographies » et « Septième promenade ». Je travaille actuellement à la conception d’un premier long-métrage, avec l’écrivain Marie NDiaye, et sur une thèse de doctorat autour des fantômes, avec le Fresnoy et l’Université du Québec à Montréal. En ce qui concerne l’actualité des prochains mois, la série « Hear us marching up slowly » sera exposée à Pékin en mai et à Vichy en juin. L’installation « Cellulairement »est actuellement exposée au Musée Laboral, en Espagne.
Cellulairement © SMITH, production Le Fresnoy, Studio National des Arts Contemporains 2012
B!B!: Si c’est le cas, de quelle manière l’œuvre « C19H28O2 » (Agnès) a-t-elle un écho avec ton travail actuel?
SMITH: Quel que soit le médium utilisé, tout mon travail est traversé par la question de l’indétermination, de l’entre-deux, de l’au-delà, du sub-limis: il y est toujours question des états, corps, matières en fusion, spectres… qui se maintiennent dans l’instant interminable du passage et de l’indécision.
B!B!: Les chroniqueurs de Boum! Bang! ont pour habitude de terminer leurs interviews par une sélection de questions inspirées du questionnaire de Proust. En voici quelques-unes librement adaptées:
B!B!: Ton photographe préféré:
SMITH: Antoine d’Agata.
B!B!: Ton poème préféré:
SMITH: « Anteros » de Gérard de Nerval.
B!B!: Un lieu dans lequel tu aimerais exposer:
SMITH: Dans l’espace interstellaire.
B!B!: Une personnalité que tu aurais aimé photographier:
SMITH: Pascale Ogier.
B!B!: Ton paysage préféré:
SMITH: L’angle de la 3ème Avenue et de la rue Ontario à Montréal-est, fin février, en pleine tempête.
B!B!: Le métier que tu aurais voulu exercer:
SMITH: Spéléologue.
B!B!: Le moment de la journée que tu préfères:
SMITH: Lorsque le jour se lève dans cinq immenses secondes.
B!B!: Ton plus ancien souvenir de photographie:
SMITH: Mon père développant des négatifs dans la salle de bain.
B!B!: Si tu étais une matière, laquelle serais-tu?
SMITH: L’antimatière
B!B!: Et pour finir si je te dis « Boum! Bang! », tu me dis?
SMITH: L’écoulement autour d’une aile passe du régime subsonique au régime transsonique lorsqu’apparaît une zone dans laquelle la vitesse locale devient égale à la célérité du son.
SMITH est né à Paris en 1985.