Le texte qui suit n’est pas un entretien. Fruit d’un dialogue au long cours entre Christine Herzer et Clare Mary Puyfoulhoux, il essaie de rendre compte d’une pratique de la critique en tant que coconstruction de la pensée.
C’est une femme qui écrit, les mains. Allemande, américaine, française, parisienne, toujours jeune, hantée, tout à fait écorchée, drôle. Violence à commenter. A entendu la musique, compris la portée. Ce sont donc des mains qui précisent sur des feuilles le sens abstrait des mots, l’amour d’une amie morte pour celle qui vit. Corps crochet.
Christine Herzer et James Lee Byars. She writes drawings nous dit son site, elle écrit des dessins tandis qu’il digérait le mot. « The Monument to language » est le titre d’une exposition qui eut lieu en 1995 à la Fondation Cartier pour l’art contemporain. James Lee Byars y présentait une sphère de bronze de trois tonnes, creuse, complètement recouverte à la feuille d’or et qui pouvait être occupée par un corps porteur d’une voix qui serait alors vecteur des Fragments d’un discours amoureux de Roland Barthes.
L’un des points communs des deux artistes est ce défi posé au langage en tant que réseau: que peut-on dire, quel souvenir emporter de ce qui se joue entre (l’artiste et moi, la matière et le support, la pensée et le geste) ?
Que faire de l’idéal, de cet horizon déchirant, désiré, qui est celui entr’aperçu à l’orée de toute création?
Comment rendre compte, et quel rite inventer pour reformuler le mythe?
« …leur caractère cérémoniel qui invite le public à communier et à rejoindre la quête de beauté et de perfection à laquelle James Lee Byars était attaché. » Présentation du catalogue de l’exposition de James Lee Byars à la Fondation Cartier.
jeu. 14 nov. 2019 21:41
j’ai envie de vous montrer la banane que j’ai enfermée, ainsi qu’un poivron orange…
ven. 29 nov. 2019 09:16
j’ai créé un socle pour le poivron.
Le mot est une forme qui ne dit pas moins que l’idée que l’on s’en fait et qui porte par le son, par le poids, par le geste et le support. Cela ne s’arrête jamais. Suspendu dans un arbre, affiché à l’écran, recouvrant intégralement une vitre, une porte, un mur, occupant une tranche de pain. Il est question d’adresse, de ce qui fait espace et barrage entre moi et l’autre que tu es, si jamais tu étais. Et d’ailleurs, « To language », titre de cet article, n’est pas le monument, il est le trajet vers, ou à travers le langage. Il met l’autre en péril, le dessine en mirage. Ainsi, plutôt que d’utiliser le langage pour aller vers toi-si-tu-étais, je me retrouve à regarder le langage comme un astre aveuglant, inaccessible, originel. Je suis engloutie, toute absorbée. Il (le titre et le langage) pointe la différence entre rapport et relation. Que dire alors, avec des mots, d’un tel travail? Penser espace, invoquer Beckett puisqu’on a convoqué Byars, se souvenir de Rockaby:
when she said to herself
whom else
time she stopped
time she stopped
going to and fro
all eyes
all sides
high and low
for another
another like herself
another creature like herself
a little like
Rockaby est une pièce de 1980. Une femme seule se balance dans un fauteuil à bascule en décrivant le paysage qu’elle voit de sa fenêtre, qu’on imagine urbaine et d’immeuble. C’est un monologue d’après l’angoisse, qui parle d’un ennui habité, d’un désir d’autrui, mais seulement si l’autrui est même (another creature like herself / a little like). On voit la langue quand elle se vide, quand elle devient fond sonore, ou écho de ce que la vie a été. Cette femme seule, dans la pièce de Samuel Beckett, ne parle à personne, sa parole arrive dans un néant que le dispositif théâtral nous fait éprouver (nous la voyons à distance raisonnable, sur scène, et la sentons en nous, nous sentons malaisés en elle).
ven. 21 fév. 2020 19:10
j’ai regardé la vidéo
comment tu sais ? how old are you?
la voix, cette voix les mots, la durée, le maquillage le visage le regard
(…)
SEELE est le titre d’une oeuvre que j’ai exposé à Montmartre dans l’expo « Ma Langue » (1)
l’oeuvre était posée au sol
un visiteur a essayé de partir avec, [IMPOSSIBLE PARCE QUE TRÈS LOURD] il s’agit d’un sac en papier, le sac est vide, j’ai peint le sac, peinture blanc mat, à l’extérieur du sac des marqueurs, mais seulement sur un côté, accumulation, beaucoup, beaucoup de marqueurs, des marqueurs que j’ai utilisés pour écrire mes dessins; marqueurs en fin de vie, marqueurs morts – le poids des marqueurs fait que le sac ne tient pas droit
Christine nous dit: c’est entre la langue que ça se joue. Et je, critique, sais: parce que je projette, parce que l’oeuvre qui m’est présentée me sert à vivre cela de moi que je ne savais pas jusque là. Je ne sais pas mais je trouve, en écho, ce qui résonne. Je, de par l’observation active que suppose ma pratique, sens et provoque des résonances. Christine Herzer, James Lee Byars, Samuel Beckett et moi. Christine, précisément, parce qu’elle fait cela dans son travail qu’elle dénude pour nous les fils conducteurs du langage, oblige à la présence dans l’expérience. « Les fils conducteurs sont isolés par une enveloppe, afin d’éviter tout risque … Conducteurs à âme massive : en haut conducteur simple, en bas câble multiconducteurs … » (2)
To Language: en tant que médium, moyen, outil, rêve. Lalangue, pour faire référence à Lacan qui fait référence à Saussure « Quelqu’un prononce [un mot] […]. Selon la manière dont on le considère : comme son, comme expression d’une idée, comme correspondant [d’une autre langue] etc. [b]ien loin que l’objet précède le point de vue, on dirait que c’est le point de vue qui crée l’objet. » (Saussure 1916 :23). Certainement, Christine sait tout cela et personne, ici ou à l’atelier, n’attend du spectateur (ou destinataire) qu’il lise, qu’il fasse l’archéologie d’un savoir pour comprendre. A l’inverse, Christine essaie non de se défaire mais de se déplacer, de créer un espace, ou appel d’air, entre elle et ce mot qu’elle inscrit obstinément à la surface d’une chose qui n’est peut-être rien d’autre que sa rétine.
lun. 24 fév. 09:19 (il y a 26 minutes)
en 2012, j’ai fait cette vidéo THE WOMAN IN THE PICTURES
j’y repense parce que, à l’époque j’ai essayé de trouver une forme; j’ai essayé de dire ‘seeing’ without interpretation: « voir », j’ai essayé de voir ce que je regardais; les mots qu’on entend, la voix. C’était une improvisation, c’était intuitif: j’ai regardé les images et j’ai dit/enregistré les mots
ce qui m’a frappé, dans les articles que j’ai trouvé sur rockaby: on dit que l’actrice joue/a deux rôles, elle joue la femme ET la voix
A cela, la critique répond, et dans le texte, qu’il y a, depuis les années soixante-dix, l’égide John Berger sous laquelle se placer, avec et contre laquelle penser (en collé-serré) : Voir le voir, épisode 2, que Rockaby s’inscrit dans le même temps que celui où Berger écrit. Et le dialogue de prendre la direction d’une pratique et d’un échange de femmes, entre femmes. Il y a un voir et un être vu spécifiques (quand je dis femme ici, je parle d’un état, d’une position, pas d’une condition), un rapport à l’autre particulier, entre latence et provocation. Une attente que seule une mère pourrait combler, dit le langage psychanalytique, et que Christine adresse avec des stylos nourris de langues en strates, poreuses (et Cyndi Lauper d’entrer dans la danse) afin que l’attente se transforme en accueil.
Nous n’aurons pas parlé de comment ce qui sature suture, ni vraiment de la forme d’un corps (avec et sans organes) en perpétuelle réparation. Auront été mentionnés, en arrière plan, le rapport entre les étiquettes stériles art brut, art thérapie, performance, littérature, théorie et pratique qui ne s’annihilent pas (voir plus bas la pièce « Ma prison ma pratique »), mais rien n’est épuisé et tout, encore, est à venir.
(1) Exposition « Ma Langue », Christine Herzer, du 15 au 30 novembre 2019, Cité internationale des arts – Site de Montmartre
(2) https://www.systemed.fr/conseils-bricolage/denudage-fils-electriques,8469.html