Antoni Tàpies, l’un des plus grands peintres espagnols de la seconde moitié du XXème siècle, nous a quitté il y a déjà plus d’un an. Nous souhaitions rendre hommage à un artiste visionnaire et créateur intense, mais aussi à un homme, grand défenseur des arts et à l’engagement sans faille pour la Catalogne.
Né le 12 décembre 1923 à Barcelone, d’un père avocat et d’une mère issue d’une grande famille de libraires et éditeurs catalans, Antoni Tàpies s’intéresse très tôt à la peinture mais se lance, dans un premier temps, dans des études de droit. Au début des années 1940, à l’âge de 18 ans, au lendemain de la guerre civile et à la lisière de la Seconde Guerre mondiale, Antoni Tàpies est victime d’une grave infection pulmonaire qui nécessite deux longues années de convalescence, qu’il passe au sanatorium de Puig d’Olena, au nord de la Catalogne. Celles-ci seront cruciales. Au cours de ce repos forcé, il lit assidument l’histoire des arts et de la philosophie et découvre la musique romantique. Il continue à peindre et à dessiner, profondément marqué par la violence de la récente guerre civile. Il réalise alors ses premiers portraits et autoportraits, à tendance réaliste. En 1942, après une crise de tachycardie au cours de laquelle il se croit mort, il est sujet à des hallucinations, des illuminations. C’est au terme de cette expérience douloureuse, solitaire et initiatique qu’il décide de se tourner définitivement vers l’art. Parallèlement à ses études de droit, qu’il terminera en 1948, Antoni Tàpies commence alors par s’inscrire – quelques mois seulement – à l’académie Nolasc Valls, et s’essaie à la fréquentation des grands maîtres du passé (en travaillant le dessin et la peinture et en copiant notamment, à la peinture à l’huile, les œuvres de Van Gogh et Picasso), mais aussi des maîtres contemporains (il rencontre Miró en 1949, découvre l’œuvre de Paul Klee). Homme d’une grande culture et artiste radicalement autodidacte, il approfondit de plus ses connaissances en musique (Wagner), littérature (Dostoïevski) et philosophie (Nietzsche), et se passionne pour l’art oriental et la calligraphie, qui marqueront fortement certaines de ses toiles futures.
En 1948, à l’âge de 25 ans et après avoir terminé ses études de droit, il se tourne définitivement vers la peinture et fonde le mouvement Dau al Set, ainsi que la revue du même nom. Influencé par les courants dadaïste et surréaliste et organisé autour de la figure du grand poète catalan Joan Brossa, ce mouvement de rupture cherche dans les courants d’avant-garde les moyens de s’opposer à l’académisme ambiant, cultivé par le régime franquiste alors en place. Ses sources d’inspiration sont multiples : le penseur mystique majorquin Raymon Lulle, la musique de Wagner, du jazz ou de Schönberg, l’architecture de Gaudí… Antoni Tàpies quittera ce mouvement trois années plus tard. En 1950, il réalise sa première exposition individuelle, aux Galeries Layetanas de Barcelone, et une seconde, deux ans plus tard. En 1951, il obtient une bourse d’études à Paris, au cours d’un séjour qui sera pour lui fondamental. Il y rencontre Braque, Chagall, Giacometti, Calder et Picasso, et découvre de nouvelles techniques picturales (dripping, grattage…). L’année suivante, Antoni Tàpies expose lors de la XXVIème Biennale de Venise, puis à Madrid, à Pittsburg, etc., et rencontre un succès grandissant. D’un point de vue artistique, les œuvres de cette période sont marquées par une oscillation entre les recherches surréalistes de ses débuts (du côté des reliquats d’une peinture figurative, à caractère magique et fantastique, et aux préoccupations métaphysiques) et un premier travail sur la matière, du côté des graffiti, collages et empreintes (notamment dans les traces du cubisme et d’un Braque, par exemple), qui s’oriente du côté de l’« abstraction lyrique » – un lyrisme abstrait ou un expressionnisme intérieur et codé. Il développe en effet, au début des années 1950, une peinture tournée du côté de l’abstraction géométrique puis de l’art informel, dans la lignée de Jean Fautrier et Jean Dubuffet. Ce mouvement, apparu sur les ruines de la Seconde Guerre mondiale, cherche à montrer les traces laissées par le conflit sur l’individu et sur la société, leur remise en cause, sous le prisme d’une vision pessimiste de l’homme héritée notamment de la philosophie existentialiste. C’est que l’art de Tàpies est marqué par un engagement dans le réel, par une violence de l’expression et de la matière. Les lacérations, entailles, griffures qui déchirent son œuvre disent la violence des deux guerres – civile et mondiale – antérieures, mais aussi l’oppression du franquisme, tout particulièrement en Catalogne. L’artiste s’engage en effet très rapidement pour la cause catalane. « À un certain moment, j’étais réellement très politisé par la situation de notre pays et l’oppression terrible que connaissait la Catalogne. Ces corps humains dans ma peinture, mutilés ou attachés à des codes, c’était une forme de protestation pour dénoncer cette violence. Malheureusement l’injustice et le malheur sont universels, et cette thématique a vite dépassé le cadre local où je l’avais connue. C’est pourquoi j’ai continué dans cette voie ».
Plus précisément, Antoni Tàpies s’oriente du côté de l’art brut, de la « pintura matérica », dont la technique consiste à utiliser non seulement la peinture mais aussi et surtout des matières hétérogènes, en mélangeant des matériaux de rebut ou du quotidien avec les matériaux traditionnels de l’art, afin d’élaborer un nouveau langage artistique. Il s’inscrit en cela dans la lignée des français Jean Fautrier et Jean Dubuffet, et de l’espagnol Manolo Millares ou de l’arte povera par cette recherche anti-esthétique. Dans les années 1960, il fait exploser la toile et utilise des formats monumentaux et commence à inclure des matériaux « pauvres », quotidiens ou issus du recyclage et des déchets, dans une démarche annonçant, dans une certaine mesure, l’arte povera italien de la fin des années 1960. Dans les années 1970, influencé par le pop art, il utilise des objets plus volumineux et compacts, directement issus du monde industrialisé et du quotidien, dans cette même volonté de dire la banalisation et la massification du monde contemporain et de la société de consommation, vidée de toute substance spirituelle : les chaussures, violons, chaises ou armoires s’incorporent maintenant au châssis et à la toile.
Les œuvres les plus caractéristiques d’Antoni Tàpies se présentent ainsi sous la forme de compositions qui, intégrant ces différents matériaux formels ou « informels », traditionnels (peinture, dessin) et bruts (issus du rebut ou du recyclage), acquièrent la consistance de murs, de parois ou de portes qui, parfois, peuvent faire l’objet d’un ajout écrit, des signes linguistiques voire mathématiques et scientifiques, sous la forme populaire du graffiti ou du tag. Comme l’écrit Jacques Ancet, « le goût d’Antoni Tàpies pour les matières pauvres, élémentaires où viennent s’incarner et se confondre, dans une unité qui les englobe, celles de la naissance et de la vie (terre, boue, paille, bois…) et celles de la dégradation et de la mort (poussière, détritus, coulures, excréments…). Mais, ces matières ne sont pas statiques, déposées là, telles quelles, dans le hasard de leur rencontre. Elles sont mises en mouvement par un geste et transfigurées par un regard ». La fascination pour les supports, la frontalité et la verticalité est omniprésente : murs, portes, fenêtres, parois, grilles, chaque œuvre renvoie, par sa consistance et verticalité, à un fragment du visible et de l’architecture reconduisant la dialectique entre ouverture et fermeture. « Le mur est une image que j’ai rencontré un peu par surprise. Ceci survint après plusieurs sessions de peinture au cours desquelles j’avais lutté avec la matière plastique que j’utilisais (…), je fis soudain face à une superficie calme et tranquille ». Par ailleurs, l’univers mural peint par Antoni Tàpies présente toute une cosmographie et un réseau de symboles très personnels: croix, lunes, astres, astérisques, lettres ou numéros, figures géométriques, sont autant de signes et de codes renvoyant à un monde intérieur, alchimique ou magique, scientifique ou ésotérique, et tissant une réflexion allégorique, rappelant en cela les œuvres du grand peintre argentin Xul Solar – lui aussi très intéressé par la psychanalyse et la musique, et transcendante, sur la vie et la mort, la sexualité, la solitude ou la claustration. La dimension mystique est ainsi récurrente, au point que s’élabore un véritable alphabet : A et T sont les initiales de son prénom et nom de famille, et celles de son prénom et de celui de sa femme, Antoni y Teresa ; le X est celui du mystère et de l’infini ; le M renvoie aux lignes de la main, qui l’esquissent, et à la mort. Autre trait caractéristique de son œuvre, l’austérité chromatique est présente quelle que soit la nature du matériau – ciment, terre, vernis, sable, fer – la réduction du spectre fait glisser les couleurs du côté d’un ensemble de valeurs: le noir et le blanc, le bistre, le marron, le gris, le beige ou l’ocre. Des couleurs ternes en harmonie avec la crise du lyrisme qui se développe à la fin du XXème siècle. Des notes colorées viennent, ponctuellement, créer des dynamiques nouvelles dans les toiles. Le rouge et sa violence sanguinolente sont récurrents. « Si j’ai réussi à faire des tableaux tout en gris, c’est en partie en réaction contre le collorisme qui caractérisait la génération antérieure à la mienne, une peinture qui utilisait beaucoup les couleurs primaires [voir, notamment, Pietr Mondrian et, plus tard, le pop art]. Le fait d’être continuellement entouré par la publicité et les messages caractéristiques de notre société m’a aussi fait rechercher une couleur plus intérieure, qui pourrait se définir comme la pénombre, la lumière des rêves. (…) La couleur marron étant très liée au monde franciscain et à leur habit ». Le langage des couleurs est, lui aussi, très important d’un point de vue symbolique, et tourné du côté de l’accès à l’intériorité et au monde philosophique. De sa longue fréquentation avec les grands maîtres du passé, il tirera notamment cette atmosphère vaporeuse, proche du sfumato de Léonard de Vinci, qu’il recrée en diluant l’encre, donnant ainsi une profondeur toute onirique à ses peintures (Souvenir, 1982).
À partir des années 1960, les expositions se multiplient, notamment avec Enrique Brinkmann et Antoni Tàpies devient rapidement l’un des artistes les plus connus et reconnus de l’après-guerre. Il travaillera très souvent avec d’autres artistes, qu’il s’agisse de plasticiens, comme Estéfano Viu, Maximiliano ou le grand sculpteur Eduardo Chillida dans les années 1990, ou de poètes, dans de magnifiques livres illustrés, tels les catalans Joan Brossa et Pedro Gimferrer, l’asturien Antonio Gamoneda (Frío de Límites, 2000), le galicien José Ángel Valente (Tres lecciones de tinieblas, 1980) ou le canarien Andrés Sánchez Robayna (Sobre una confidencia del mar griego, précédé de Correspondencias, 2005), mais aussi les français Edmond Jabès (Ça suit son cours, 1975) et Jacques Ancet (qui a beaucoup écrit sur son œuvre et notamment réalisé un entretien intitulé Communication sur le mur). En1990, ouvre à Barcelone la Fondation Antoni Tàpies. En 1993, il expose à nouveau à la Biennale de Venise, etreçoit un Lion d’or pour son installation Rinzen dans le pavillon d’Espagne. En avril 2010, le roi d’Espagne lui confère le titre héréditaire de Marquis de Tapiès, pour sa « grande contribution aux arts plastiques espagnols et mondiaux ».
« J’ai voulu montrer que nous sommes unis à chaque détail, chaque chose, chaque arbre, chaque animal, chaque montagne de la nature (…). Il y a une part de vérité, nous savons très bien que nous créons la réalité. Mais si on comprenait que toute cette réalité n’a pas besoin des hommes pour exister on serait sans doute un peu plus humble et un peu plus respectueux aussi, non seulement de la nature mais également des hommes qui nous côtoient » Antoni Tàpies.
« C’était une autre aurore
poreuse. La face à nous,
deux rochers dans la mer
accouchaient la lumière,
mesuraient l’extension
et du sel et du temps.
Axes du soleil, les rochers
mesuraient, mesuraient,
nous mesuraient, et toi, et toi en quel instant
du temps es-tu, te disaient-ils, et toi
aussi, tu ne sais pas
que tu es moins encore
que la crête brillante de la vague au soleil ? »
Andrés Sánchez Robayna, Sur une confidence de la mer grecque, traduit de l’espagnol par Jacques Ancet, sur des peintures d’Antoni Tàpies, Paris, Gallimard, p. 71.
« Quelle est la mesure pouvant servir à mesurer l’homme ? Dieu ? non. Le ciel ? non. La manifestation du ciel ? non. La mesure consiste dans la façon dont le Dieu qui reste inconnu est, en tant que tel, manifesté par le ciel (…). Être poète, c’est la mesurer. Dans la poésie se manifeste ce qu’est toute mesure dans le fond de son être (…). La poésie est la prise de la mesure »
Martin Heidegger, Essais et Conférences, traduit de l’allemand par André Préau, Paris, Gallimard, 1958, pp. 234-237.