Les courbes métalliques du sculpteur espagnol Eduardo Chillida invitent à un dévoiement du regard, à une rêverie épousant le paysage que nombre de ses œuvres habitent et transforment. C’est qu’Eduardo Chillida aime jouer avec les formes et les contours d’un lieu, avec les découpures d’un paysage, la frange d’un horizon. Ses sculptures monumentales utilisent des matériaux bruts – sous la forme de collages de blocs massifs – et minimaux : le fer et le bois, principalement – qui créent des contrastes de couleurs (entre les nuances du bois brun et le fer noir, dont la dégradation en rouille permet d’instaurer progressivement, en retour, un jeu subtil de teintes) et de matériaux (entre le naturel et l’artefactuel), et parfois le granit, le béton et l’acier, voire l’albâtre. Ses sculptures abstraites en fer forgé reprennent à son compte la tradition des maîtres ferronniers du Pays basque ; le bois rappelle les forêts centenaires de la région. Les matériaux et les contrastes sont ainsi d’une forte et élégante sobriété et tissent un dialogue profond avec l’espace environnant, souvent naturel. Le langage l’est aussi : entre formes et cassures, lignes droites et courbes, corps et morsures, Eduardo Chillida traite la matière avec violence et simplicité, dévoilant au regard une nudité de l’expression et une abstraction à la beauté sobre et spectaculaire. Une poésie du lieu.
© Eduardo Chillida
© Eduardo Chillida, à Berlin.
© Eduardo Chillida
© Eduardo Chillida, Yunque de sueño X, fer et bois, 149,5 x 52 x 35 cm (1962).
© Eduardo Chillida, Éloge de l’horizon, Gijón, crédits photographiques © Llara.
Les sculptures d’Eduardo Chillida pourraient presque à elles seules constituer des « performances », dans le sens où elles interviennent véritablement dans l’espace qu’elles occupent, non seulement visuellement, mais aussi auditivement. Ainsi, Éloge de la lumière implique un jeu complexe avec la lumière. De même, la sculpture Éloge de l’horizon, réalisée sur les bords d’une falaise à Gijón, propose un effet de cadrage du regard face au paysage unique offert sur l’horizon en ce point de vue précis, ainsi que de captation des bruits du vent. En effet, celle-ci forme une sorte de monumentale caisse de résonance pour qui entre à l’intérieur de la structure. L’œuvre a ainsi besoin d’une intervention du spectateur pour sa réalisation : la sculpture constitue en cela un véritable espace, dynamique et propice à la déambulation du regard à la fois en son sein mais aussi vers l’extérieur – le paysage. À la frontière, ici, de la sculpture et de l’architecture visuelles et sonores. Il a d’ailleurs construit de véritables maisons sculptées. À ce sujet, il écrivit : « Un jour, j’ai rêvé d’une utopie : trouver un espace où mes sculptures pourraient reposer et où les gens se promèneraient au milieu d’elles comme dans un bois ».
© Eduardo Chillida, Peignes du vent, à Saint-Sébastien.
© Eduardo Chillida, Peignes du vent, à Saint-Sébastien.
© Eduardo Chillida, Hommage à la tolérance, au Muelle de la Sal à Seville.
© Eduardo Chillida.
Il s’agit en effet d’une véritable réduction de l’expression sculpturale à un dialogue minimal avec le lieu dans lequel l’œuvre intervient. Ces énormes membres de fer et corps rouillés, telles des dégradations et schématisations de corps humains, ou de postures fragmentaires, proposent comme des prolongements des éléments naturels du décor dans lequel ils prennent place. Caisses de résonance pour les bruits et les regards éveillés par les hauteurs d’une falaise se jetant sur la mer, excroissances humaines ou machiniques grandissant sur des rochers, résidus d’êtres immobiles à l’orée d’une forêt, chacune des œuvres d’Eduardo Chillida semblent ainsi se greffer corporellement sur le paysage et dans la nature, comme un seul et même élément. Comme les objets naturels avec lesquels elles tissent un dialogue, les différentes sculptures résultent par ailleurs d’un processus de synthèse et d’abstraction, un processus de réduction de la représentation à l’élément originaire de la représentation. Il s’agit en effet moins d’êtres ou d’objets que d’idées ou d’essences. La sculpture, en ce sens, remonte à une forme élémentaire de l’expression : celle des principes fondamentaux qui dirigent l’univers. Comme chez le poète Pablo Neruda (dans Odes élémentaires ou Pierres du Chili notamment), les paysages créés sont réduits à de purs éléments minéraux ou naturels, creusés par le temps, rongés jusqu’à devenir de simples squelettes et lignes dessinant les forces qui parcourent le monde : « Je commence l’œuvre par le cœur ; le cœur est comme le premier germe », dit-il. Dénudation de l’expression et musique silencieuse qui n’est pas sans rappeler le langage du compositeur et pianiste catalan Federico Mompou. Une sculpture de l’élément, à la stylisation proche de Brancusi et Giacometti, visant donc à exprimer les constituants premiers fondamentaux de tous les corps – y compris celui de l’univers. Ceci explique ce jeu si singulier et intense avec les quatre principes naturels – la terre, l’air, l’eau et le feu – les quatre éléments, supports de la création des œuvres d’Eduardo Chillida : la mer et la pluie (et sa conséquence, la rouille), les falaises et rocs, le vent marin, la lumière… De même, les lignes courbes de ses sculptures, cette poétique de l’embrassement et du lien, semblent comme des tentatives visant à englober le monde dans sa totalité, à communiquer avec l’Un, l’élément fondamental contenant le Tout. En cela, la démarche artistique du sculpteur renoue avec la pensée romantique et présocratique : « l’idéal est que nous ayons nos racines quelque part, mais que nos bras parviennent à embrasser le monde entier, que les idées de n’importe quelle culture nous soient profitables. Tous les endroits sont parfaits pour celui qui sait s’y adapter, et moi, ici, dans mon Pays Basque, je me sens à ma place, comme un arbre adapté à son territoire, sur son terrain, mais dont les bras s’ouvrent au monde entier » écrivit Eduardo Chillida. Une œuvre à l’abstraction mathématique et cosmographique, réduite à des lignes de forces et aux idées fondamentales, monumentale et élémentaire, proposant des paysages et des images d’une grande force poétique.
© Eduardo Chillida, Éloge de l’eau.
© Eduardo Chillida, Modulation de l’espace I, fer, 54,6 x 69,8 x 40 cm, Tate Gallery, Londres (1963).
© Eduardo Chillida, Gnomon V (1986).
© Eduardo Chillida, Lurra (1984).
© Eduardo Chillida.
© Eduardo Chillida, De l’horizon, fer, 66,5 x 22 x 32 cm (1956).
© Eduardo Chillida.
© Eduardo Chillida, Barcelona I, ,71 x 50 cm (1971).
© Eduardo Chillida, Peignes du vent, à Saint-Sébastien.
Eduardo Chillida est né en 1924 et mort en 2002 à Saint-Sébastien, au Pays basque espagnol. Son rêve d’enfance de devenir footballeur brisé à la suite d’une chute, il effectue de 19 à 23 ans des études d’architecture à Madrid. Décidant de se consacrer exclusivement à la sculpture et au dessin, il abandonne finalement ses études et fréquente l’Académie d’Art madrilène. En 1948, il se rend à Paris et s’installe dans le pavillon espagnol de la Cité Universitaire. Passionné par la sculpture antique, il étudie les maîtres du Louvre et sculpte des plâtres. Il fait alors également la connaissance de peintres et de sculpteurs comme Brancusi, ou Tàpies, et organise ses premières expositions. Le succès est rapide et spectaculaire. En 1958, à 34 ans, il représente l’Espagne à la Biennale de Venise. En 1962 il fait une exposition personnelle au Kunsthalle de Bâle, puis participe à l’exposition « Trois espagnols : Picasso, Miró, Chillida » du Museum of Fine Arts à Houston. Il obtient par la suite de très nombreux prix, non seulement pour ses sculptures, mais aussi pour ses estampes (gravures à l’eau forte) qui s’inscrivent dans la continuité de son langage sculptural (dialogue minimal entre le blanc et le noir, collages). Il est également nommé professeur à Harvard en 1971. En 1998, le Musée Reina Sofía de Madrid lui consacre une grande exposition, tout comme la Galerie Nationale du Jeu de Paume de Paris en 2001. De nombreux artistes et théoriciens ont écrits sur cette œuvre immense, tels les écrivains et penseurs français Paul Celan, Gaston Bachelard (psychanalyste des éléments, dans un texte intitulé « Le Cosmos de fer »), Claude Estéban ou le poète Jacques Dupin.
« Comme la musique silencieuse du mystique espagnol, les formes de Chillida disent sans dire. Elles disent la réalité duelle de l’univers, les mutations et variations qu’engendre la bataille amoureuse indéfinie entre la forme et l’espace. » – Octavio Paz (« Entre le fer et la lumière », Éditons Maeght).