Enrique Brinkmann est un peintre et graveur espagnol né en 1938. Encore peu connu en France, il est pourtant considéré comme l’un des plus grands artistes contemporains espagnols et comme l’un des plus originaux. Signe du destin, il nait à la veille de la Seconde Guerre mondiale à Malaga, en Andalousie, dans la même maison qui a vu naître un certain Pablo Picasso, un demi-siècle plus tôt. De quoi éveiller des vocations. De formation autodidacte, il développe à partir des années 1950 une pratique singulière et mouvante, alliant poésie de la forme et abstractions des couleurs, entre figuration et non-figuration. Peintre du corps et des visages, il captive par son bestiaire fantastique, et réalise une synthèse spectaculaire de l’expressionnisme du début du siècle, du surréalisme et des recherches abstraites postmodernes.
Ses premières toiles datent de la fin des années 1950, au sortir de l’adolescence, en plein régime franquiste. Il participe en 1959 au Mouvement Artistique Méditerranéen, qui réunit plusieurs peintres espagnols nés dans les années 1930 (José Orús, Juan Francés Gandía, Víctor Chiner Ballester…), avec une même volonté d’ouverture et de réflexion sur l’art méditerranéen. Construction figurative des portraits, structuration de l’espace, intérêt minutieux pour le décor, ses premières toiles constituent cependant aussi le laboratoire de recherches futures: dissolution esquissée de la forme et sobriété de l’expression (réduction de la palette et simples aplats de couleur). Dans Mesa paleta, les objets représentés deviennent des « objets-palettes », à la figuration incomplète, simples juxtapositions de dépôts de peinture tout juste sortis du tube. De même, s’observe une tension, voire une torsion des corps, notamment dans des portraits d’inspiration pourtant classique et déjà troublants comme Madre con niña.
À partir des années 1960, au cours de son voyage en Allemagne et au contact de l’expressionnisme d’Europe de l’Est, les portraits montrent alors des corps devenus disloqués et monstrueux. Presque en écho à Francis Bacon, lui aussi graveur et peintre de la chair. La violence faite au corps dé-figuré et aux formes tend vers un expressionnisme, parfois abstrait. Le résultat est saisissant et cathartique, mêlant horreur et fascination du regard. Les tons terreux sont renforcés, la palette s’homogénéise et se rétrécit du côté du morbide, de la terre, de l’inerte. L’arrière-plan devient abstraction, pur fantasme.
De retour en Espagne en 1966, les toiles laissent place à l’expansion d’un bestiaire fourmillant de créatures, à une véritable explosion figurative. Dans une veine toute baroque, la terreur des corps est cette fois liée à la saturation de l’espace et à la hantise du vide, à la démultiplication de créatures surréalistes et oniriques. Des toiles fascinantes. Les portraits exhibent des figures sans visage (tels les mannequins inquiétants de Chirico) devant des arrière-plans sans images (rappelant ceux d’un Dalí). Une véritable explosion des couleurs, des détails et des formes — mais du côté de formes non définissables, de non-formes — et une netteté presque graphique des contours et du trait. Comme chez Arcimboldo, les créatures sont construites par accumulation de formes – mais indistinctes. Le portrait se voit ainsi contaminé par le monstrueux et par le règne animal : récurrence des mouches, d’insectes rampants, de mastodontes bouffis (Hipopótamo) et de corps proches parfois des caricatures médiévales, entre folie et cabinet de monstruosités. Des portraits silencieux d’un peuple en cris, le vertige de spectres aux gueules béantes.
À partir de 1977, Enrique Brinkmann abandonne progressivement le répertoire fantastique. Sa réflexion sur la forme se tourne résolument vers l’abstraction. Les portraits deviennent de plus en plus abstraits, géométrisés, quelques formes sont encore identifiables – d’après les titres en tous cas…
Ce cheminement vers l’abstrait culmine à partir des années 1990 avec une nouvelle série de toiles spectaculaires, à l’atmosphère très différente des précédentes. La peinture devient expression des origines, élévation spirituelle : les titres référentiels disparaissent, la figuration laisse place à la pure abstraction, les couleurs s’éclaircissent, s’apaisent et se font aériennes. Le corps est présent mais indirectement, sous des formes abstraites et géométriques (Salto neuronal) : de la chair à l’esprit. Par la réduction de la figuration à des formes mathématiques minimales (points, lignes, formes et taches), Enrique Brinkmann propose une poésie lumineuse des connexions, réseaux et filaments sur fond clair, tel un simple dépôt sur une vitre de fenêtre – ou de laboratoire. Recherche qui est prolongée par l’utilisation de nouveaux matériaux qui viennent faire exploser le support pictural : grilles, verre, fils de fer… Pour Enrique Brinkmann, il s’agit alors de « créer de l’air entre le mur et le plan pictural », se rapprochant ici de l’arte povera et des recherches contemporaines de certains peintres catalans (Antoni Tápies ou Manolo Millares notamment). La réflexion minimale sur la ligne et les points s’accompagne alors d’un nouveau médium et d’une nouvelle dimension : le relief.