Un entretien Boum! Bang!
B!B!: Quel est votre parcours artistique?
Yoann Lelong: Mon parcours a commencé sur les bancs de Jussieu et de Normale Supérieure où j’étudiais la physique. Je crois que ces années sont la base de mes réflexions actuelles. Le fait d’étudier les sciences m’a amené à me questionner sur notre réalité et sur la manière dont nous la quantifions. Seulement, je n’avais aucune envie de démontrer ma perception du monde par un raisonnement rationnel et structuré. J’étais déjà dans une volonté de proposer une perception intuitive et subjective. J’ai donc commencé à créer. Au début, c’était par le dessin mais ensuite, la vidéo et la photographie se sont imposées à moi comme une évidence. J’ai donc tourné une première vidéo intitulée « Changing steps – Untitled solo » sur un coup de tête. À la fin du tournage, je ne pensais pas pouvoir continuer mais la réalisatrice Claire Denis (à qui j’avais envoyé le DVD) m’a appelé pour m’encourager à poursuivre… La suite s’est enchaînée par une succession de heureux hasards et de rencontres. Ma formation artistique, je l’ai faite auprès d’artistes généreux et bienveillants comme Amos Poe (pionnier du mouvement No Wave) ou Alain Cavalier. Même si j’ai suivi une formation à CalArts, je crois que c’est la générosité des personnes que j’ai croisé qui m’a le plus formé. Amos Poe et Alain Cavalier ont un regard très fin et savent tout de suite comment vous pousser un peu plus loin. Ensuite, ma chance s’est poursuivie par l’accueil de Sébastien Ruiz (directeur de la Galerie du Jour) et de son collaborateur Jean-François Sanz.
B!B!: Quelles sont vos influences?
Yoann Lelong: Elles sont assez variées je crois. Si je fais une liste rapide, je dirais: David Bohm, John Cage, Philip Glass, Terry Riley, Steve Reich, Amos Poe, Jim Jarmusch, Maguy Marin, Yoann Bourgeois, Merce Cunningham, Teresa De Keersmaeker, Trisha Brown, Robert Rauschenberg, Andy Warhol, Henri Bergson, Emile Durkheim, Ken Wilber, Ervin Laszlo, Mike Brodie, Edward Ruscha, Ben Rivers, Alain Cavalier, Lionel Rogosin ou Carl Andre.
B!B!: Quels sont vos thèmes de prédilection?
Yoann Lelong: Le fond de mon travail s’appuie sur la manière dont nous percevons la réalité. Nous vivons dans une société mécaniste; nous avons ainsi tendance à fragmenter pour analyser et comprendre les choses. Cela est vrai en physique « classique », mais on peut également faire le parallèle avec nos comportements. Lorsque l’on ne comprend pas une situation ou un comportement, alors on l’analyse en décryptant chaque variable. Le sujet étudié devient un fragment distinct de son environnement. On peut l’observer tous les jours. Lorsque l’on croise une personne handicapée, une personne réfugiée ou une personne vivant dans la rue, on va rapidement le détacher de notre réalité en nous axant sur ce postulat: on fragmente une réalité unie et interconnectée pour créer un monde rassurant. Seulement, c’est une illusion. Ainsi, on peut dire que mes thématiques s’apparentent à vouloir relier tout ce qui est fragmenté. Je rassemble des personnes transgenres avec des non transgenres ou j’exprime la situation de l’insertion des réfugiés en France par exemple. On peut donc dire que sous des réflexions quantiques, j’aborde des sujets sociaux. Récemment, un galeriste a qualifié mon travail de politique…
B!B!: Comment votre travail a-t-il évolué dans le temps et comment le décririez-vous?
Yoann Lelong: Je crois que mon travail s’est ouvert ces dernières années. Au début, un projet partait de moi et de ma manière d’interagir avec mon environnement alors qu’aujourd’hui, je me positionne plus comme un observateur subjectif d’un système. Par exemple, avec la série de portraits faite pour « Person(a) » ou dans « Créatrice Evolution » (série de vidéos performance de danse), je parlais de moi à travers les autres. Aujourd’hui, je pense avoir dépassé cela. Au niveau de la forme, j’essaie de garder un côté artisanal et économique. Je fais tout moi-même. Lorsque j’arrive sur un projet, j’essaie surtout de lâcher prise, d’abandonner mes idées reçues et mes attentes. Mon souhait est de « sentir » l’instant et de trouver une sorte de vérité. Par exemple, ce sont toujours les sujets qui choisissent l’ensemble des variables (lieu, moment de la journée, habits, etc.). Par ailleurs, je me contraints à réduire au maximum le nombre de prises. À la fin d’un projet, j’ai très peu de matière inexploitée. Ma recherche artistique est véritablement tournée vers une volonté de proposer une autre réalité aux spectateurs. Je réfléchis de plus en plus au flux d’informations que je livre et à ces inévitables pertes. Nous avons une culture à l’image conditionnée et j’essaie donc de contourner les attentes stéréotypées en me concentrant sur les informations qui se perdent. J’aime aussi beaucoup jouer sur l’information captée au hasard des variations de l’attention de l’observateur.
B!B!: Parlez-moi de votre série « Epochè », qui regroupe des portraits de personnes transgenres.
Yoann Lelong: « Epochè » signifie la suspension de jugement. Il s’agit d’une série de portraits regroupant des personnes transgenres et non transgenres. J’ai donc travaillé les images en m’axant sur les ressemblances et essayé de créer un champ unifié. Au départ, je voulais montrer ces photographies sans évoquer la notion de transidentité. Il me paraissait intéressant de le proposer sans explication. Puis, petit à petit, j’ai accepté de dévoiler quelques détails. Même si cela pousse les observateurs à chercher qui est qui (et donc à fragmenter). J’ai remarqué que l’exercice les amenait aussi à accepter de ne pas savoir et à juger uniquement la qualité esthétique du travail. Et puis, il n’y a peut-être pas de personnes transgenres dans la série…
B!B!: Parlez-moi de votre série conceptuelle « Nonspecific paradigm ».
Yoann Lelong: « Nonspecific paradigm » est un travail amorcé au MoMA. J’ai voulu prendre en photo une œuvre de Robert Rauschenberg, mais on m’a bousculé et j’ai raté la photo. J’ai obtenu un résultat légèrement abstrait qui a suscité mon intérêt. J’y ai fait un parallèle avec notre vision du monde. Nous avons l’illusion d’évoluer dans un monde empli de matière alors que c’est le vide qui prédomine. Tout est question de perception. J’ai donc essayé d’élaborer une gestuelle et un processus créatif qui me permettrait de capter des objets d’une autre manière. Je voulais casser le paradigme défini par l’utilisation d’un capteur photographique. Les objets pris n’ont plus de matérialité: leur forme et leur consistance ont disparu au profit d’un mouvement ondulatoire. Par ailleurs, j’ai beaucoup aimé le fait de n’avoir aucune maîtrise sur le format et la dimension de la photo.
B!B!: Vous réalisez également des séries de vidéos. Que vous apporte ce médium par rapport à la photographie?
Yoann Lelong: Ce qui diffère entre les deux est ce que je souhaite proposer aux personnes qui s’intéresseront à mes réflexions. La vidéo d’art est un médium qui demande une grande exigence aux spectateurs. Ce n’est pas évident de se poser et de se mettre à disposition de l’œuvre. Il est très facile de passer à côté. D’autant qu’aujourd’hui, nous sommes quotidiennement sollicités par des vidéos plus attrayantes les unes que les autres. Nous sommes habitués à des images sophistiquées, percutantes et divertissantes. La photographie est, pour moi, plus directe vis-à-vis de celui qui la regarde.
B!B!: Quels sont vos futurs projets?
Yoann Lelong: En terme de diffusion, la vidéo « Genèse » vient d’être montrée aux Rencontres Internationales Paris/Berlin et est programmée au Centre Pompidou en juin. J’ai eu pas mal de retours qui devraient pouvoir déboucher sur de nouvelles choses assez excitantes. Ensuite, je prépare un projet très délicat avec le centre de pédopsychiatrie de la Pitié Salpetrière. J’aimerais mettre en exergue la dynamique de groupe qui s’opère au sein d’activités spécifiques mais il y a pas mal de contraintes à respecter. Pour l’instant, je suis dans l’administratif.
B!B!: Donnez-moi votre vision du monde.
Yoann Lelong: Bonne question, je ne sais pas. Celle que je souhaiterais avoir est une vision dénuée de jugements, de préjugés ou de conditionnements… Mais malheureusement, je me confronte régulièrement à mes propres contradictions…