Un entretien Boum! Bang!
Les immeubles poussent, les pneus crissent, les moteurs crachent, le béton sue, les tuyaux s’emmêlent, les cheminées toussent, les égouts puent.
Tristan Blondeau nous l’assure fermement, cette ville dégénérée l’écoeure. Il vient de la banlieue Est Parisienne et arpente le bouillonnement des rues depuis longtemps. Il n’en peut plus. Et pourtant, les murs gris de Paris et ses alentours étaient son support privilégié lors de ses expéditions créatives avec son cousin, véritable acolyte. À la recherche de recoins isolés des regards, ils graffaient sur les multiples surfaces que l’espace public leur offrait. Un jour, on lui a proposé d’exposer pour les portes ouvertes des ateliers des Frigos de Paris. Du mur, il est passé à la toile. Dès le début, il y met du volume, avec des bouts de carton et de la mousse expansive. Et, depuis un an et demi, il ne fait plus que du moulage. Il le forme en silicone sur la tête d’un ami, puis en fait des tirages en plâtre, peints ensuite à l’acrylique. Il y ajoute des petites maquettes ou des bouts de jouets qu’il récupère par-ci par là. Dans ce nouveau travail destiné à être exposé en intérieur, tout évoque la rue. Quand elle n’est pas vomie par un bonhomme de plâtre, Tristan y fait référence grâce à l’architecture, aux éléments qu’il taggait, et envoie sans cesse des clins d’œil à l’univers des graffeurs. Son objection à la ville nauséabonde se manifeste dans des sculptures plus récentes, où une végétation apaisante ronge des parties de corps qui émergent du sol. Des mains se mutent en branches ou en cactus. Figurée, suggérée ou contestée par son contraire, la ville est omniprésente dans la production de Tristan, si bien qu’on ne sait plus trop s’il est question de haine ou d’une très sérieuse affection. Dans tous les cas, son jeu avec les formes du quotidien, la matière et le corps humain nous offrent un résultat des plus saisissants.
B!B!: Raconte-nous l’histoire de tes statues.
Tristan: J’ai commencé le premier moulage il y a deux ans. À la base, il s’appelait « ça me débecte », pour dire que toutes ces grandes villes dans lesquelles on habite me sortent par la bouche, j’en peux plus. Finalement, je l’ai appelé « Les dents du fond qui baignent ». C’est quand t’as trop bouffé, que t’as envie de vomir, t’es pas bien. Quand tu vois ça t’es mal à l’aise, t’es oppressé. Tout comme moi quand je regarde dans la ville.
Ensuite j’ai voulu représenter l’opposé, en me disant que je me casserais bien à la campagne, et j’ai fait ce deuxième mec avec la maison isolée et une petite balançoire. Sur le coup tu la vois et tu dis: Oh ça doit être pas mal, je kiffe les petites cascades, j’aimerais bien vivre ici… Mais en fait, si tu regardes, le visage est le même que celui de la ville et il tire la gueule. Finalement, tu ne trouves pas ton compte en étant isolé comme ça parce que le bonheur n’est effectif que quand il est partagé. Ca a peut-être l’air plus doux, mais il a des cicatrices, les mêmes traits tirés, et une plainte sort du visage. Je peins avec des couleurs réalistes de façon à bien transmettre la sensation de douleur. Dans l’esprit de nature et de campagne, il y a aussi la main-arbre ainsi que la main cactus que j’ai faite avec des doigts cassés de plusieurs essais.
B!B!: Tu faisais beaucoup de graff, et dans plusieurs moulages on voit que tu y fais directement référence. La forme des immeubles est la même, tu places des objets tels que des bombes de peinture. Qu’est-ce que tu veux signifier?
Tristan: Si tu regardes dans la rue, on voit refleurir pleins d’anciens graffeurs comme Psy, Yank ou d’autres mecs plus underground. C’est plutôt des mecs d’avant ma génération, mais les revoir partout ça m’a fait marrer. Du coup avec un troisième moule de la même gueule j’ai commencé un nouveau travail. J’étais d’ailleurs en train de bosser dessus avant de venir. C’est « They are back », un peu en mode zombie, avec de la peinture sur les doigts et un marqueur dans la main. Cela représente, en gros, les graffeurs old school qui reviennent en force. C’est sur une porte éclatée, fixé au mur, de laquelle jaillissent des mains et la tête, donc c’est un peu dérangeant parce que c’est réaliste. Quand j’ai des potes qui viennent chez moi, je crois que ça les met un peu mal à l’aise…
Ca doit faire quelque chose comme cinq ans que le street-art a débarqué massivement dans les galeries. C’est devenu à la mode et ce n’est pas du tout un fait que je critique, je trouve ça rigolo c’est bien, j’aime bien. Mais les mêmes personnes qui tripent devant ces tableaux de graffeurs qui font juste un tag tout pourri sur une toile, avant que ça devienne à la mode, ils gueulaient quand ils voyaient ça dans le métro, dans la rue, sur un mur qui n’était même pas le leur. Les graffeurs qui verront ce dernier taf vont se reconnaître, il y a de la peinture sur les doigts. Quand tu graffes, tu reconnais les «collègues» direct grâce a la peinture sous les ongles, les éclaboussures sur les fringues… Y’en a d’autres qui capteront pas ça et qui seront mal à l’aise devant le délire, parce que t’as les mains qui veulent t’attraper, qui veulent attraper la poignée.
« Kaboum ! » était une goupille de grenade que j’ai accrochée à une bombe de peinture, avec une main, et je l’ai exposée à la galerie Chapon. Les gens passaient juste en dessous comme si la main allait leur lâcher la bombe. En fait, beaucoup de personnes subissent les tags de la rue ou dans le métro, ressentent une agression. Pas plus tard que tout à l’heure, j’ai lu dans le Monde un article sur la brigade anti-graffiti. Le mec disait que ça représentait véritablement un souci parce que les gens ne se sentent pas en sécurité dans un wagon tagué. Donc la bombe représente cette menace perçue.
B!B!: Avant de bifurquer en pâtisserie, où tu es maintenant, tu étais en arts appliqués. Est-ce que ce que tu as appris à l’école te sert dans tes créations ?
Tristan: Je pense que j’y vais un peu au feeling. Je ne pense pas avoir développé de créativité grâce aux cours d’arts appliqués, c’est un truc qu’on a déjà peut être avant. Mais je l’ai surtout développée pendant ma formation en cuisine, en pâtisserie, où c’est super instinctif et sur le vif. Je travaille essentiellement avec de la peinture en spray, en bombe. Ce n’est pas en arts appliqués que j’ai appris à me servir de ce medium, et pareil pour le moulage. Autrement je me laisse inspirer par tout ce que je vois autours de moi dans la ville, dans les usines désaffectées où je traine souvent… Mais c’est clair que j’ai passé plus de temps la gueule collée aux vitres du métro à regarder les graffs et m’imprégner de cette ambiance propres aux tunnels, qu’à trainer dans les galeries ou dans les musées. J’aime bien quand même de temps en temps parce que ça permet de savoir ce qui se fait, c’est important. Il y a des artistes auxquels je pense dans mon travail, comme Bom K. J’aime beaucoup le travail de John Isaacs, qui fait des sculptures et travaille beaucoup sur la morphologie humaine, tout comme Ron Mueck. J’aime aussi Dran, Banksy, et Franquin pour son univers gris et mélancolique. Après j’essaie de faire quelque chose d’assez parlant où tu n’as pas besoin de te torturer la tête pour comprendre ce que ça veut dire. Le fait que tu sois mal à l’aise avec la tête à la ville qui ressort c’est tout à fait ce que je recherche.
B!B!: Quel est ce bout de pierre mystérieux que j’ai vu sur ton tumblr et que tu as déjà exposé?
Tristan: Ca c’est anecdotique. C’était avec mon acolyte de graffiti. Quand on a commencé, on allait dans un hangar abandonné sur le bord des voies ferrées à côté de chez moi. On pouvait y aller tranquillement l’après-midi, faire notre peinture, débuter. Les flics passaient, parfois nous viraient parce que ça appartenait à la sncf. Ils nous ont même déjà embarqués! Par la suite on n’a plus du tout pu y aller parce qu’ils ont détruit le bâtiment et c’est à ce moment-là que j’ai récupéré le morceau. Ironie du sort, ça deviendra un commissariat. Je l’ai offert à mon cousin pour son anniversaire parce que c’est là qu’on a commencé à peindre tous les deux, tout ça. Je l’ai appelé « vestige d’un mouvement artistique immortel » parce qu’on s’est fait chasser de cet endroit mais du coup on va ailleurs.
Un peu dans le thème, et toujours avec mon cousin, « RVB » est un taf que j’avais fait avec lui pour les portes ouvertes des frigos. C’est une grande toile de 5x2m sur le thème de la science fiction. Pareil, on voit encore les relations avec le graffiti: la ville, grise, morose. Au milieu j’ai fait une explosion en mousse de toutes les couleurs. On a écrit : « Les fous, les criminels, ils les ont fait péter leurs bombes! ». C’est la phrase phare de la planète des singes. Dans une ville toute triste, même en 2036, quelque soit le contexte, on sera encore là pour venir mettre de la couleur sur les murs. Sur cette toile, on a un peu reproduit ce qu’on faisait pour nos peintures dans les terrains: lui il s’occupait du personnage, parce qu’il est dans le Charactere design de dessins animés, et moi je faisais les immeubles, les lettres, etc. J’ai commencé à faire des immeubles parce que ça se rapproche beaucoup du lettrage des graffs, de par leurs squelettes.
B!B!: Les chroniqueurs de Boum! Bang! ont pour habitude de terminer leurs interviews par une sélection de questions issues du questionnaire de Proust. En voici quelques-unes librement adaptées:
B!B!: Quelle fleur aimes tu le plus?
Tristan: Une rose en sucre même si c’est kitch.
B!B!: La boisson que tu préfères?
Tristan: Le café auquel tu ajoutes un peut de lait et de la vodka (white russian).
B!B!: Qu’apprécies-tu le plus chez tes amis?
Tristan: Leur simplicité
B!B!: Ton principal défaut?
Tristan: La ponctualitée ou l’entêtement.
B!B!: Tes héros/héroïnes dans la vraie vie?
Tristan: Mon chat, pas de déception possible.
B!B!: Ce que tu détestes par-dessus tout?
Tristan: La pluie.
B!B!: Un lieu dans lequel tu aimerais exposer?
Tristan: Organiser un énorme truc à la piscine Molitor aurait été un grand kif, n’étant plus le squat qu’elle a été jusqu’à présent, une bonne grosse usine désaffectée et bien pourrie ferait l’affaire.
B!B!: Si je te dis Boum! Bang! tu me dis?
Tristan: Pif paf pouf dans ta face.