Insister sur la physionomie des créations de Thomas Tronel-Gauthier est prendre la mesure d’une intrigue visuelle et sensible. Celle où se nouent des textures qui ne correspondent pas à leur objet, où les formes se faufilent entre les règnes et contredisent ce que nous pensons voir. Les éponges de porcelaine (« Récif d’éponges »), aux détails si délicats, ont la rugosité de la pierre; elles semblent pétrifiées par le regard mortel d’une Méduse. Les moulages de coquillage (Segalliuqoc Acanthocardia) affichent une translucidité gélatineuse et paraissent comestibles, à l’image des « Nappages »de verre qui se déversent sur des flans alimentaires. Autre part, cette masse vaguement elliptique, posée à même le sol et carrelée de reliefs onduleux, donne le sentiment de ramper sur le sable. Pourtant, ce sont ces mêmes rides sablonneuses qui en réalité la composent: le contenant est le contenu, à moins que ce ne soit l’inverse.
Chez l’artiste, le travail de la matière est essentiel à la fusion des contraires. Il est ce qui permet de confondre le vivant et l’inerte, mais aussi les identifications trop immédiates, de même que ces coulures arborescentes et monochromes (« Peinture Outremer », « Peintures au vert de chrome ») hésitent entre sculpture et peinture. Celles-ci nous rappellent que les descriptions sont parfois approximatives, que le trouble des sens se joint au caractère indécis des artefacts produits. Elles soulignent également la nécessité de penser les relations de causalité, en particulier lorsque les nervures s’égarent et dressent une cartographie des possibles qui, chacune, rapporte à une même origine. Or parce que toute empreinte suppose l’existence d’un prédécesseur, d’un ancêtre, d’un absent, chaque pièce parait interroger le passé tel qu’il se pérennise. De là, un élan global jonche chacune de ces pièces, car elles s’appréhendent non comme des êtres finis, mais comme des actes de transformation, d’individuation ou de propagation de la matière.
Passant aussi par la vidéo, la photo et l’installation, ses projets sont traversés par des forces primitives mais créatrices, elles qui érodent les roches pour leur apporter un modelé audacieux; elles qui sculptent les vagues et façonnent les reliefs cannelés des rivages; elles qui, au terme de processus évolutifs intemporels, modèlent et modulent la carcasse de tout vivant au rythme des affinements successifs imposés par la nature.
Une impression de fluidité se dessine et prend peu à peu consistance. Elle se manifeste au-delà des œuvres puis creuse des strates d’intelligibilité complexes. En témoin l’énigmatique plaque de résine qui compose « The Last Piece of Wasteland »: le moulage du sable en basse marée renvoie à la promptitude de son exécution, car la prise de forme s’accomplit dans le temps intermédiaire du flux et du reflux des mouvements d’eau. Cependant, en se saisissant de cet espace transitoire par excellence, le processus du moulage semble se jouer sur plusieurs niveaux: en premier lieu, le relief sableux est immortalisé par la résine qui en restitue les sinuosités désinvoltes et gracieuses. En second lieu, la nature partiellement malléable de la substance sableuse évoque, symboliquement, le fait de mouler l’inconsistant même. Enfin, maintenu dans cet intervalle temporel, l’artiste prélève différentes portions de temps: celui nécessaire au processus du moulage, celui qui s’intercale entre deux marées ou celui qui, pareillement, a imprégné sa mémoire des premières envolées d’air venues du grand large.
La notion d’empreinte est donc centrale dans le travail de Thomas Tronel-Gauthier. Elle suppose la transmission par le contact, la perception dans le Toucher, mais aussi l’indiscernable dans l’artifice. Les coquillages en verre de la série « Segalliuqoc Acanthocardia » font montre d’un subterfuge processuel significatif. Ce qui se manifeste n’est pas le moulage simple en tant que réitération du même, mais le moulage d’un vide interstitiel décrit par la superposition de deux pièces. Le vide prend corps et devient durable, le plein de la matière organique s’évapore, consumée par les hautes températures du four qui consolident le non-vivant au regret du vivant, comme dans la série des « Moullusques ». Les coquillages témoignent alors d’une réalité trompeuse; l’éponge peut devenir coupante, sèche, fossilisée. Autrement dit, elle se révèle, non tant dans ce que l’on perçoit d’elle, mais dans ce que l’on en éprouve.
En conséquence, ce qui est exalté n’est pas un transfert de sens, mais un transfert de sensation. Certes, l’artiste transmue la matière et se mue en alchimiste, mais cet alchimiste sait aussi départir le sensible, la remembrance et la recognition. Que l’on songe, ainsi qu’il l’explique, à l’importance du « faire » et, surtout, à sa fascination pour les incandescences magmatiques des souffleries de verre. Chez Thomas Tronel-Gauthier, les effluves avoisinent continuellement les consistances, ouvrant un imaginaire singulier du paysage littoral, des îles tropicales et des voyages lointains, c’est-à-dire à un ensemble de motifs qui, en un sens, amalgament l’eau et la terre, plutôt que de les dissocier. Flux et sensations, mélanges perpétuels, traces et mémoires également, car domine le sentiment de faire partie de ce Tout ondoyant dont il faut retracer l’origine. Non, pas seulement. Le contenant est le contenu, ce monde qui nous déborde, nous l’englobons à notre tour et à notre façon, en une dialectique vertueuse qui agrège les paysages mentaux à la vastitude des horizons marins.