On s’est longtemps demandé et on se demande encore¹ ce que sont ces étranges Moaï qui ponctuent les paysages rudes et constamment battus par les éléments de l’Île de Pâques. Monolithes taillés entre le IXe et le XVIIe siècle, leur aspect particulier les rend reconnaissables du premier coup d’oeil sans qu’il soit pour autant évident de les discerner les uns des autres. Figés dans une expression de prime abord indiscernable, ces êtres de pierre semblent lourds d’un sens qui émane d’eux avec violence mais n’est pas aisément déchiffrable, bouillonnant sous l’enveloppe grise et froide qui protège sans camoufler leur âme intense.
Thierry Carrier est né en 1973 à Bort-les-Orgues – rien à voir avec l’Île de Pâques. Diplômé des Beaux Arts de Toulouse, peintre, il vit et travaille dans le Lot: absolument rien à voir avec les Maoï. Si ce n’est, justement, le mystère qui se dégage de ses peintures. L’homme, massif, peint et dit qu’il peint. Il ne dit pas grand chose d’autre au sujet de sa peinture. Si ce n’est qu’il s’agit souvent d’auto-portraits: qu’il peigne une femme en décolleté ou un homme en costume, c’est surtout lui qu’il peint. Et voir ou entendre dans ce message une forme d’égocentrisme prétentieux serait l’erreur la plus stupide à faire à l’approche de ces imposantes représentations du sensible que sont les toiles de Thierry Carrier. En effet, quoi de plus humble que l’artiste qui ose s’offrir sans faux-semblant?
Thierry Carrier, Sans titre (code 1243), huile sur toile, 160x130cm, 2012 ©
Thierry Carrier, Sans titre (code 20 1226), huile sur toile, 160x130cm, 2012 ©
Thierry Carrier, Sans titre (code 20 1224), huile sur toile, 160x130cm, 2012 ©
Thierry Carrier, Sans titre (code 20 1223), huile sur toile, 160x130cm, 2012 ©
Ses toiles, sans titres, sont codées (des suites de numéros, voilà leur nomination: un repère semblable aux rayonnages des stocks Ikea), et semblent représenter des scènes inexistantes. Au sens où le décor est réduit au minimum: une tenue et, exceptionnellement, une marmite. Au sens où la pose est réduite au minimum: un corps, ou plus précisément un buste, de face et, exceptionnellement, un corps allongé, le visage et les mains tendus vers l’issue du tableau: le regard de l’observateur. Le travail de Carrier est à la fois minimal et massif, tout comme l’effet qu’il produit: à la limite du soutenable. C’est que, sur la toile, l’artiste traverse son modèle et donne à voir ce qui en lui résonne lorsqu’il peint. Ce geste, probablement commun à tous les créateurs, est rarement si proche de la surface des oeuvres qui nous sont données à voir tant il demande du courage et tant il met son producteur à nu, en position de vulnérabilité.
C’est peut être pour cela ou à cause de cela, de cette offrande de sensibilité qui sous-tend l’ensemble du travail de Thierry Carrier, qu’il faut prêter attention à ce qu’il dit, et à ce que son ami Sébastien Layral dit aussi, du silence: « On se retrouve devant différentes mises en situation d’un état, un monde de silence, une représentation dépouillée de l’Homme, un être en suspend et insondable, une peinture reflétant ma propre aspiration au silence: « Cette couche multi-feuilles enferme en son épaisseur une certaine notion du mutisme. Ainsi je me retrouve peu à peu entouré d’imposants monolithes. Statues en vibration, elles semblent tout ingérer; même le temps ralenti semble sursauter sous les coups de pattes patinées. De ce qui accompagne le texte s’évapore, s’affaisse, l’intelligible survole avec l’intellect ces chants gris bordés de noir. Cette même surface des abysses confondant une quiétude chère au faiseur. Chemin vers la sage immobilité, sûrement, expression de l’indicible beauté, je ne pourrais l’avouer, juste le susurrer dans la lente ondulation de ce qui danse sur le fil de la solitude. Celle là même qui s’oppose, qu’on peut apprendre à perdre et qu’il est si dur de construire. J’apprends là le son de ce qui ne se dit pas.² » Ce qui est dit ici, ce qu’il faut entendre, c’est que ces toiles, dans leur ambition de refléter un certain silence, le magnifient et donnent à voir la richesse et l’intensité de l’endroit où l’on ose se confronter au vide, à l’immense, à l’intolérable grouillement du néant – comme, par exemple, celui du sens des Maoï de l’Île de Pâques.
Thierry Carrier, Sans titre (code 1249), huile sur toile, 130x160cm, 2012 ©
Thierry Carrier, sans titre (code 1253), huile sur toile, 200x160cm, 2012 ©
Thierry Carrier, Sans titre (code 1251), huile sur toile, 195x114cm, 2012 ©
Thierry Carrier, sans titre (code 1250), huile sur toile, 200x160cm, 2012 ©
Constraste entre un réalisme saisissant et des bavures grossières, la texture de la toile est saisissable d’un bloc dans son intégralité: un tabeau de Thierry Carrier semble s’appréhender comme on boirait un verre de lait, c’est-à-dire avec simplicité. La matière est pourtant complexe: le trait gras, les couleurs peu nombreuses et les nuances dégradées qui vont de la subtilité de la peau à l’aplat massif de certains tissus – la construction de l’ensemble désarçonne. C’est qu’il y a des mots comme aura, énergie ou fugace à prendre en considération. Le modèle et le peintre (l’homme qui peint) sont en effet réunis, figés sur la toile, mais la réalité c’est que cette union n’a pas eu lieu, que les corps et les âmes n’ont pas fusionné ou en tout cas, que ça n’a pas duré suffisamment longtemps pour être perçu à l’oeil nu. Et que quand bien même cette union aurait existé, elle n’en aurait pas moins été factice ou vaine puisqu’elle n’empêche pas la solitude qui est la condition de l’être humain. Pourtant, Le Peintre peint. Sisyphe absurde, généreux créateur offrant au moins l’espoir, Thierry Carrier a le courage de nous donner à voir ce que serait le monde si ses yeux pouvaient le sculpter.
En conclusion, un écho de chez Thomas Vinau, extrait de Ici ça va:
« Je me méfie. J’ai toujours peur que ça ne dure pas. Dès qu’il y a un moment de bonheur, de paix, je me répète que ça ne durera pas. Que le temps est un menteur. Qu’avoir quelque chose c’est commencer à le perdre. C’est comme cela que je fonctionne. C’est ce que la vie m’a appris. Si tôt. La perte. Le peu de fois où je l’ai oublié, le boomerang m’est revenu dans les dents.«
Thierry Carrier, sans titre (code 1247), huile sur toile, 150x150cm, 2012 ©
Thierry Carrier, sans titre (code 1246), huile sur toile, 120x120cm, 2012 ©
Thierry Carrier, Sans titre (code 1242), huile sur toile, 160x130cm, 2012 ©
Thierry Carrier, Sans titre (code 1241), huile sur toile, 160x130cm, 2012 ©
Thierry Carrier, Sans titre (code 20 1222), huile sur toile, 120x120cm, 2012 ©
Thierry Carrier, Sans titre (code 20 129), huile sur toile, 100x100cm, 2012 ©
Thierry Carrier, Sans titre ( code 1245), huile sur toile, 120x120cm, 2012 ©
¹ « On ne sait à peu près rien des raisons, qui ont poussé les Rapanui, le peuple de l’île de Pâques, à les ériger à un rythme de plus en plus frénétique et en taille de plus en plus colossale, épuisant sans doute dans cette pénible industrie une partie importante des ressources de « l’île la plus isolée du monde ». On ignore aussi pratiquement tout des rites qu’ils pratiquaient. » Voilà ce qu’en dit Wiki
² Extrait du texte écrit par Sébastien LAYRAL, plasticien et ami de Thierry CARRIER, pour l’exposition NOUS, VOUS, LISSES