Prenez le gros noyau de lassitude que couvent les transports en commun, nourrissez-le à l’engrais des mots et des couleurs, plantez tout ça dans une ville où l’ouverture d’esprit défend le street art et vous obtiendrez un terreau propice à l’éclosion d’œuvres spontanées. Philadelphie est de ces villes-là. Une entité qui, au lieu de craindre le renouveau l’embrasse, le promeut.
Quand les voyageurs du Far West de Philadelphie prennent le train de banlieue pour rejoindre le centre ville, le trajet les fait passer par voie aérienne entre les murs des bâtiments qui jalonnent la route. Les murs de ces bâtiment typiquement américains reconnaissables à leur structure géométrique de brique rouge ponctuent le voyage. Ces murs, vierges à l’origine et parfois marqués de messages publicitaires stratégiquement placés, ont quelque chose de poétique dans leur façon de marquer le territoire à traverser. C’est en tout cas ce qui semble être à l’origine du geste de Stephen Powers, artiste originaire de « Philly ».
Passée la surprise de la découverte, le voyageur se retrouve quotidiennement entouré de mots doux sur son trajet. Il finit par découvrir que les messages qu’il avait pris pour une déclaration personnelle sont en fait adressés au train dans lequel il se trouve. Et cette découverte, loin d’atténuer la portée du message, vient la transformer: à travers le geste de l’artiste, il y a ce rapport universel que nous entretenons à notre quotidien et aux objets qui le ponctuent. Le « If you were here I’d be home now » (Si tu étais là je serais rentré chez moi), qui peut très bien refléter le manque amoureux, vient ici incarner la réaction d’un usager attendant son train. Le trait d’ironie qui sous-tend la plupart des peintures rend le message d’autant plus crédible qu’il n’y a pas d’amour heureux (dirait Brassens), que la saveur de toute relation est bien plus dans ces interstices que sont l’attente et l’incertitude que dans une quelconque forme d’évidence. De même qu’il n’y a pas de déclaration plus belle que celle qui vient, d’un trait d’humour, transformer la critique en remarque complice.
Philadelphie, « capitale mondiale du muralisme », offre ses étendues de briques aux artistes pour qu’ils y inscrivent portraits et mots d’une ville et d’un pays à l’histoire récente et multiple. Quand Stephen Powers s’adresse à sa ville d’origine, c’est dans un langage amoureux sous forme de billet doux. « A Love Letter For You » est une déclaration éclatante: l’oeuvre de Stephen Powers est le discours fougueux de la passion écrit au moyen d’une cinquantaine de peintures étalées sur l’ensemble du trajet du train de banlieue qui part du City Hall en direction de l’Ouest. Il semble d’abord apparaître à la faveur des ralentissements du train, comme le message saugrenu d’un amoureux éperdu qui cherche à capter l’attention de sa bien-aimée. « Peut-être est-elle dans le train, la chanceuse » se dit-on d’abord, revivant avec jouissance les palpitations des soaps de notre adolescence.
Une fois le premier message saisi, le voyageur réagit avec surprise, constatant que malgré l’apparence publicitaire du message (les peintures murales de Stephen Powers ressemblent à des affiches vintage) il est intime. Intime et pourtant neutre, parce qu’on ne saisit pas d’emblée quel en est le destinataire. Intime et pourtant universel, puisqu’il s’exprime en formules stéréotypées de l’amour. « Forever », « Miss You », « Beautiful » autant de mots que l’on pourrait tous adresser à quelqu’un ou souhaiter que quelqu’un nous adresse en gigantesque sur les murs de bâtiments. Alors le voyageur regarde le paysage, sort de sa torpeur habituelle de commuter (ce terme désigne la personne qui fait quotidiennement le trajet de la banlieue au centre ville pour aller travailler) et se met à observer. Quand il a saisit qu’il ne s’agissait pas d’une exception mais d’une série de peintures, le voyageur se surprend à chercher la suite du message. Au fur et à mesure que le train avance, les peintures défilent, parfois à proximité des rails, parfois plus éloignées, saisissables en trentes secondes avant qu’un nouveau mur ne vienne les camoufler.