De où je viens, de quoi j’ai mal, jeu. Sergio Verastegui pratique un art de l’espace. Poétique, la main cherche l’envers de la matière et la langue se raidit. Nous dit qu’il est de là-bas. Pas du Mexique, pas du Brésil, pas du Pérou, pas du continent sud-américain, pas d’une école, ni d’une maison. L’une de ses œuvres, première invitée de ROUSSIN(1), se composait d’une bâche tendue par des fils, contrainte par une tige de métal creuse à l’intérieur de laquelle un papier était roulé, portant un message. Cette œuvre ne fut pas vue mais photographiée, se cabrant dans les bourrasques d’un vent que l’architecture d’un sous-sol excitait. L’approche n’est pas tant minimale que dynamique, le travail se déploie en nerfs, réactif et vivant. Ailleurs et avant, dans la galerie Thomas Bernard, l’espace se mit à sentir la cire tandis que l’opacité relative des surfaces exposées parlait d’un hôtel, d’archives, de structures, de mythes, de météorites et de Roberto Bolaño. L’une des grandes forces de Sergio Verastegui en artiste est la confiance qu’il a, ou la foi: la matière a un pouvoir suggestif, l’œil voit, le cœur sent et la tête pense.
Prendre ce qui est. Le travail de Sergio Verastegui est affaire d’hospitalité. Il y a une force qui supplante systématiquement ce qui l’approche, qui dépasse. Un constat, même que partout aujourd’hui, et pareil qu’hier. Une conscience de ce qui est. Une vision que seuls les échos peuvent calmer. Les camarades. Tristes tropiques, moindre geste, mille plateaux, critique de la séparation, degré zéro, I like America,
« Hinaqahinayakachkqnichaqamanayahinachu »
et c’est le mur qui le dit. Dans la dernière exposition en date (2), Sergio Verastegui prend la paroi et y inscrit quelque chose qui est et n’est pas tout à fait, encore que ça ne se traduise pas, que la forme trahisse la formule qui vient du Quechua – une culture qu’on ne peut même plus penser.
Invitons Deligny (3):
« Triste sort que celui du mot de sauvage : « Qui est à l’état de nature et n’a pas été modifié par l’action de l’homme… » pour en arriver à, et comme en fin de sens : » Qui a quelque chose d’inhumain, marque un retour aux instincts primitifs… «
Ainsi donc, ce qui relève de l’action de l’homme serait, de par ce fait même, humain, et ce qui échappe ou a échappé à cette action, sauvage et inhumain. À ce compte-là, les oies domestiques pourraient se dire oies tout court et voilà tout, et il faudrait trouver un autre mot pour appeler les individus d’une espèce palmipède et ansériforme relevant d’un quasiment en voie de disparition ; d’ailleurs, et, assez fréquemment, le quasiment est en voie de disparition ; bien souvent, il disparaît et, quelquefois, c’est chiendent. »
Alors, 1/
Voyons se déployer, en vitrine FRAC Ile-de-France (4), comme avant à Madrid: une peau en damier. Le noir et blanc binaire, efficace, propre, faux. La cloison. D’ailleurs: « Fragment, trophée, relique », le texte de présentation de l’exposition peine à dire, il tâte – « peinture, sculpture, objet, installation ». A moins de dresser des listes, il faut, pour aborder ce travail, abandonner le langage – les mots se dérobent ou débordent, ils (se) manifestent. Prenons donc ces nouveaux éléments, apparemment disparates et que l’on touche, dont l’œil nous dit la sensation: toile, carton, cire, métal, pierre, verre, plastique, poil, bois, papier. Feuille d’or éclatante, déchirée. Réseau. Prenons la main et le crâne, cherchons ce qui pense. Voyons encore: géométrie, volume. Les pièces existent, répondent à un espace qui n’est pas tout à fait de la galerie, pas non plus celui de la série. Apparition: les méduses qui sont des parachutes et qui en leur sein portent des masques à oxygène vides peuvent se trouver simultanément à Paris en galerie et à Turin en foire puisqu’elles habitent et que leur importe plus de subir les mouvements de l’air provoqués par le passage d’autres corps que d’exprimer un propos (ou de nous donner à respirer). Enveloppes indifférentes, elles accueillent, mais presque rien. Enveloppes indifférentes, elle disparaissent, et c’est effectivement chiendent. Tout est toujours caché, codé, abandonné dans ce travail: c’est le après de l’événement. Il y a eu naufrage et nous sommes seuls. Nous qui pensons à peine, doutons à peine, existons peut-être encore; et l’arche est déjà pleine.
Mais en fait, 2/
La mélancolie est un traître, et la tristesse aussi. L’oeuvre sourit, elle dépasse. Il se passe quelque chose ailleurs, à l’extérieur de l’exercice très conscient d’un art en contexte marchand. Cela grouille hors-champ, et c’est le rire, la possibilité d’entendre l’incommensurable du réel et de le ramener à une autre échelle. Car si la météorite est possible, et que la chaise est possible, qu’aussi le crash de possible et que les structures se dessinent, nous, nous circulons en et hors de nous. Tâches et espace, couches: plutôt qu’abandonner le sauvage en Epinal, que de le pleurer: âge d’or à jamais dépassé, le travail de Sergio Verastegui l’invite à occuper, à se reformuler dans le revers d’espaces offerts précisément par l’action de l’homme, reléguant la dichotomie à l’espace stérile de cet avant qui n’est plus pour s’occuper enfin, et très délicatement, de maintenant.
(1) ROUSSIN is a dead space exhibition dedicated to contemporary art. Each artist is invited to conceive a solo show and a twelve-pages booklet as a memory of it. L’exposition de Sergio Verastegui eut lieu du 03.18.2019 au 04.01.2019 et donna lieu à une publication
(2) How, solo show, Sergio Verastegui, Galerie Thomas Bernard / Cortex Athletico, Paris, du 12 octobre au 23 novembre 2019
(3) Fernand Deligny, Acheminement vers l’image, texte inédit, 1982, accessible sur le site Encontro Fernand Deligny
(4) Pellejos sueltos (dépouilles éparses), Sergio Verastegui, FRAC Ile-de-France, le plateau, du 18/09 au 03/11/2019