Ongles, peaux mortes, moutons de poussière, béton, vernis, piécettes: rebuts du quotidien, les composantes du travail de Lionel Sabatté sont loin du noble. Né en 1975 à Toulouse et ayant grandi en Outre Mer, l’homme, que son premier diplôme, un CAPES de STAPS, destinait plus à chronométrer les foulées d’adolescents sur les pistes d’athlétisme de collèges français qu’à exposer à la FIAC. Seulement voilà. Rapidement, Lionel abandonne sa carrière d’enseignant pour intégrer les Beaux Arts de Paris, atelier Vladimir Veličković, puis Dominique Gauthier. Si ces données biographiques font sens, c’est qu’elles dessinent en ombre une des données primordiales de l’œuvre Lionel Sabatté: sa grâce. L’homme est en effet loin du cliché de l’artiste maudit. Sensible et drôle, pétillant et profond, accessible, aimable – il n’a rien à ajouter à des productions qui parlent d’elles-mêmes.

Lionel Sabatte, Le Donald Trump des profondeursLionel Sabatté, Le Donald Trump des profondeurs, huile sur toile, , 46×55 cm, 2012 ©
Lionel Sabatte, juin 2011Lionel Sabatté, juin 2011, Loup en moutons de poussière, structure en métal, 85/134/77 cm ©
Lionel Sabatte, Poisson d'argent echoue 3, 2012Lionel Sabatté, poisson d’argent échoué 3, pièces de 1ct d’euro, fer, étain, laiton, vernis, 2012 ©
Lionel Sabatte, reparation de papillonLionel Sabatté, réparation de papillon, ongles et peaux mortes, 2012 ©

Qu’il s’agisse de peinture, de dessin ou de sculpture, distinguo formel dont les frontières semblent ici perméables, l’ensemble de la production sortant de l’atelier Sabatté se caractérise par un équilibre fragile mais stable entre organique et poétique. Chimères magnifiques, les créatures auxquelles il donne vie ne ressemblent à rien. On peut, entre quelques papillons, loups et autres poissons mutants, trouver une mouche drosophile dans la ménagerie Sabatté. Seulement, sa texture même (bouts d’ongles et copeaux de peau) ouvre une question: celle du rôle de la représentation – et de façon plus large, celle de la Beauté.

« Le pays des chimères est en ce monde le seul digne d’être habité ; et tel est le néant des choses humaines que hors l’Être existant par lui-même, il n’y a rien de beau que ce qui n’est pas. »
Jean-Jacques Rousseau, « Julie ou la Nouvelle Héloïse »

Lionel Sabatte, Poisson d'argent echoue 1Lionel Sabatté, Poisson d’argent echoué 1, pieces de 1ct d’euro, fer, étain, laiton, vernis, 280 x 115 x 80 cm, 2012 ©
Lionel Sabatte, Reparation de papillon 5Lionel Sabatté, Réparation de papillon 5, Papillon abimé, ongles, peaux mortes, épingle et boîte à spécimen, 2012 ©
Lionel Sabatte, Amant de la roseeLionel Sabatté, Amant de la rosée (Drosophile), Peau de pied et ongles, 2012 ©
Lionel Sabatte, Echafaudage du 04/03/2013Lionel Sabatté, Echafaudage du 04/03/2013, Echafaudages du quotidien, mine de plomb, poussiere, beton et vernis sur papier Arches, 21 x 29,7 cm ©

La recherche qu’effectue Lionel Sabatté est en effet avant tout formelle: il s’agit de jouer avec et de se jouer de la matière, d’explorer les possibles tout en laissant le sens émerger du geste. Plein d’humour lorsqu’il compose des loups en moutons de poussière collectés à la station de métro Châtelet, on le sent aussi plus mordant parfois: même s’il serait réducteur de ne s’en tenir qu’à une interprétation sociale, difficile de ne pas sentir la menace du monstre capital face à l’allure menaçante des crocodiliens qu’il a patiemment composé à l’aide de pièces de 1 centime d’euro collectées dans les cafés. Une autre lecture émerge d’ailleurs d’emblée ici, celle d’un rapport que l’artiste entretien au temps et aux cafés – et parallèlement, la boucle émotionnelle se complète, la menace se teinte d’une dose d’humour.

Lionel Sabatte, Septembre 2010Lionel Sabatté, Septembre 2010, Loup en moutons de poussière, structure en métal ©
Lionel Sabatte, Petit poisson 3Lionel Sabatté, Petit poisson 3, pièces de 1ct d’euro, fer, etain, laiton,  vernis, 2013 ©
Lionel Sabatte, Echafaudage du 04/01/2013Lionel Sabatte, Echafaudage du 04/01/2013, Echafaudages du quotidien, Mine de plomb, poussiere, beton et vernis sur papier Arches ©

Précis, méticuleux, l’artiste explore le réel pour lui offrir une forme nouvelle: dans ses sculptures, toutes inspirées d’animaux « réels », les proportions sont exagérées, les attitudes distordues. Le rendu oscille entre la menace et la douceur, selon l’état du spectateur. Et c’est de là que naît la grâce spécifique à Lionel Sabatté, dans cet interstice crucial où se joue la relation entre l’œuvre et son public: entre le rapt de l’attention et la totale liberté d’interprétation.

Lionel Sabatte, Le petit tabouret des profondeursLionel Sabatté, Le petit tabouret des profondeurs, huile sur toile, 100×50 cm, 2012 ©
Lionel Sabatte, Echafaudage du 01/01/2013Lionel Sabatte, Echafaudage du 01/01/2013, Echafaudages du quotidien, Mine de plomb, poussiere, beton et vernis sur papier Arches ©
Lionel Sabatte, Aurore (Fly me to the moon)Lionel Sabatté, Aurore (Fly me to the moon), Peau de pied (corne) et ongles, 4 x 6 x 12 cm, Collection privée, 2012 ©
Lionel Sabatte, poisson d'argent echoue 2Lionel Sabatté, poisson d’argent échoué 2, pièces de 1ct d’euro, fer, étain, laiton, vernis, 2012 ©

Vers dorés

« Eh quoi ! tout est sensible! »
PYTHAGORE

Homme, libre penseur ! te crois-tu seul pensant
Dans ce monde où la vie éclate en toute chose?
Des forces que tu tiens ta liberté dispose,
Mais de tous tes conseils l’univers est absent.

Respecte dans la bête un esprit agissant:
Chaque fleur est une âme à la Nature éclose;
Un mystère d’amour dans le métal repose;
 » Tout est sensible !  » Et tout sur ton être est puissant.

Crains, dans le mur aveugle, un regard qui t’épie:
A la matière même un verbe est attaché…
Ne le fais pas servir à quelque usage impie!

Souvent dans l’être obscur habite un dieu caché;
Et comme un oeil naissant couvert par ses paupières,
Un pur esprit s’accroît sous l’écorce des pierres!

Gérard de Nerval, « Chimères », 1854