Chez le danois Peter Martensen, l’humain est au centre des préoccupations, mais pourrait parfaitement se confondre avec son voisin le plus proche. Et vice-versa.
Obnubilé par le blanc (celui des blouses, des chemises, de la paperasse, des reflets des nuages sur l’eau…) et par l’effet de lumière que le coloris virginal produit sur son travail, l’artiste scandinave (né en 1953), façonne un univers au sein duquel le quotidien et son imagerie figée se teignent d’une étrangeté inhabituelle, parfois absurde, flirtant avec un surréalisme incongru et singulier.
Dans ce quotidien à la théâtralité construite, le mouvement se fige et le paradoxe grandit: il en ressort des tableaux aux ambiances kafkaïennes où gravitent des personnages opaques et égarés. Difficile parmi eux d’y localiser un imitateur de Joseph K., l’antihéros récurrent des œuvres de Franz Kafka et interrogateur exclusif de l’absurdité mécanique du monde qui l’entoure: ici, même lorsque l’on s’échappe physiquement et à grandes enjambées, on le fait dans une tenue et dans une attitude analogue.
© Peter Martensen, The Action, 140 X 270 cm, oil on canvas, 2009 Private collection
© Peter Martensen, Escape, 50 X 40 cm, oil on canvas, 2009 Private collection
© Peter Martensen, Recovery, 150 X 180 cm, oil on canvas, 2009, Courtesy Galerie Maria Lund
Ces individus sans expressions personnelles véritables, on les confondrait presque avec des spectres tout droits issus d’un pays dangereusement futuriste, là où l’humanité entière aurait été changée en un amas uniforme de clones en chemises blanches. Ce pays, bien sûr, est peut-être déjà bien réel, et renvoie tout autant aux dystopies futuristes mises sur pied par les imaginations chaotiques du XXe siècle (Orwell, Huxley, Bradbury…) qu’aux logiques sociétales uniformisatrices du siècle présent, sur lesquelles l’artiste scandinave pose un regard particulièrement acerbe, ironique et perplexe.
Démultipliés comme des parasites identiques au sein d’un tableau naturaliste, les humains se côtoient, paraissent absorbés par une activité commune, se serrent mêmes les uns contre les autres sur les bords d’un quai de gare trop peuplé (« Passenger »), mais paraissent étonnement n’entretenir aucune relation particulière entre eux. Dictature du moi et de la vacuité de l’individualisme contemporain.
© Peter Martensen, Passenger, 200 X 95 cm, Oil on canvas, 2010 Private collection
Parfaitement proches et pourtant si lointains, ils vagabondent dans un univers qui leur paraît étranger et indifférent malgré son extrême banalité, égarés dans les méandres de leur esprit manifestement préoccupé. Si leurs regards se croisent et se télescopent parfois, ce n’est que par le fruit d’un hasard malheureux: ils se voient alors sans doute, mais rien n’indique qu’ils se regardent pour autant. Dans l’étroitesse studieuse d’une salle de classe (« Albanian Memory ») comme dans les égarements contemplatifs (« The Top »), dans l’anarchie administrative (« The Consequences ») comme dans les détentes prétendument festives (« The Party »), toujours ce même nombrilisme zombiesque et cette présence qui se confond avec l’absence.
© Peter Martensen, Albanian Memory, 40 X 50 cm, oil on canvas, 2009 Private colection
© Peter Martensen, The Top, 120 X 150 cm, oil on canvas, 2009 Private collection
© Peter Martensen, The Consequence, 140 X 250 cm, oil on canvas, 2008 Private collection
© Peter Martensen, The Party, 140 X 180 cm, Oil on canvas, 2010 Private collection
On pourrait alors envisager l’inexistence de figures féminines dans ces tableaux exclusivement composés d’hommes comme une raison plausible à cette inertie totale. Mais même lorsque celles-ci viennent se joindre au débat, comme dans cette relecture apparente du « Déjeuner sur l’Herbe » de Manet qui présente des hommes et des femmes assis sur le sol carrelé d’une galerie d’exposition (« The Gallery »), les attitudes ne se métamorphosent guère, désespérément recentrées sur leur moi intérieur.
© Peter Martensen, The Gallery, 2013
Parfois basés sur des photographies du réel, et parfois sur les tracés intuitifs plus aléatoires du pinceau, les humains finissent par s’échapper de l’enclos normalisateur auquel ils semblent inévitablement rattachés. Ouverture des yeux et rassemblement des sens: ce n’est que par l’intermédiaire d’une rêverie nocturne trop fantasque (« The Dream ») que l’évasion fut rendue possible.
© Peter Martensen, The Dream, 140 X 250 cm, oil on canvas, 2008 Courtesy Galerie MøllerWitt
Pour les personnages sans âme de Peter Martensen, il est temps de retrouver les « Feelings » propres de l’artiste (le nom de sa dernière exposition à la Galerie Maria Lund, dans laquelle il a déjà été exposé à sept reprises), et de rentrer dans le rang. En fonction du sens que l’on voudra bien donner aux tableaux qui les accueillent, peut-être trouveront-ils cependant une occasion de s’en aller visiter le Monde à travers un prisme plus unique, à l’image de ce voyageur endimanché peint par l’artiste au cours de l’année 2009 (« The Catholic »), parcourant les flots à l’aide d’une barque et d’un regard porté vers un horizon lointain…