Il faudrait, pour parler correctement des toiles d’Orsten Groom, un verbe médiéval. Il contiendrait du pariétal et du kitsch, serait sauvage et savant. Né en 1982, diplômé des Beaux-Arts de Paris et du Fresnoy, l’homme peint. Il a filmé aussi, dessiné et écrit. Il a très certainement lu, regardé et absorbé, en boulimique, tout ce qui était à sa portée. Restent des formules comme des kystes ou des totems: pariétal, Piet Mondrian, icône, Gérard Gasiorowski, tautologie, saturation, l’œil du canard selon Saint Lynch 2 … Triturer ces entités pour en extraire un jus à même de nous parler peinture est une piste comme une autre. Insuffisante. C’est-à-dire que si la prise en considération des données du monde que l’artiste choisit d’arrimer avant de partir en mer permet de grimper sur son vaisseau, cela n’offre aucune résolution quant à ce qui se joue dans l’œuvre. C’est parce qu’il y a le geste, parce qu’il se déroule dans l’espace délimité de la toile (ou des toiles) du moment, parce que la peinture a une matière, une couleur et une réactivité propre, fonction de la quantité de térébenthine ayant au préalable giclé dans le pot, que le tableau advient.

Orsten Groom, RATTENGÖTTIG
Orsten Groom, Rattengöttig/Cloacine, 210×235 cm, 2014 ©
Orsten Groom, MOLA G MOLVA
Orsten Groom, Mola G Molva, 130 x195 cm ©
Orsten Groom, MARTUS PARCUS
Orsten Groom, Martus Parcus, 2016 ©

« Pourquoi n’aurait-on pas comme les musiciens, un public qui applaudirait l’œuvre finie? »
Vincent Van Gogh, Arles, 1888

Orsten Groom est le nom de scène de Simon Leibovitz-Grźeszczak qui est, tout comme son alter-ego, celui qui peint. D’origine étrangère, disons balte puisqu’il pourrait tout aussi bien être une rock star texane, l’homme et son double se confondent. Impossible de savoir qui a vraiment donné naissance à qui et quand le masque tombe ou vient se mêler aux grimaces du satyre. Impénétrables, hyper-accessibles, nos deux compères ne cachent rien à condition qu’on veuille les trouver. Et ce que ce jeu de brouillage identitaire signifie, outre la joie craquelante de la farce, c’est qu’il ne faut pas s’enticher de l’auteur. Que la peinture n’est pas son secret.

Orsten Groom, NACHSPRECHEN
Orsten Groom, Nachsprechen, 200×300 cm, 2015 ©
Orsten Groom, PHENAKISTOSCOPUS
Orsten Groom, Phenakistoscopus, 150×150 cm, 2013 ©
Orsten Groom, COLOSTRUM
Orsten Groom, Colostrum, 130×100 cm, 2015 ©

Les toiles sont pleines à craquer. C’est-à-dire qu’elles n’ont rien à voir avec un métro bondé dont les portes se referment sur jambes, bras, sacs ou fesses en excès. Elles sont pleines des mêmes débordements que ventre de la louve prête à mettre bas. Dans un paroxysme formel qui atteint tout à la fois le peintre, la toile et le regardant et qui sera pour toujours à l’endroit de l’acmé de la gestation. Ça grouille donc, mais ça grouille riche et bien. Le temps de discerner une figure n’en voilà-t-il pas une autre qui surgit et nous enserre l’échine avant de disparaître sans crier gare. C’est l’œil qui s’adapte à un champ impossible à circonscrire et qui nous invite ainsi à nous méfier du terrible terme d’image.

« Le mot d’image est mal famé parce qu’on a cru étourdiment qu’un dessin était un décalque, une copie, une seconde chose, et l’image mentale un dessin de ce genre dans notre bric-à-brac privé. Mais si en effet elle n’est rien de pareil, le dessin et le tableau n’appartiennent pas plus qu’elle à l’en soi. Ils sont le dedans du dehors et le dehors du dedans, que rend possible la duplicité du sentir, et sans lesquels on ne comprendra jamais la quasi-présence et la visibilité imminente qui font tout le problème de l’imaginaire. Le tableau, la mimique du comédien ne sont pas des auxiliaires que j’emprunterais au monde vrai pour viser à travers eux des choses prosaïques en leur absence. L’imaginaire est beaucoup plus près et beaucoup plus loin de l’actuel : plus près puisqu’il est le diagramme de sa vie dans mon corps, sa pulpe ou son envers charnel pour la première fois exposés aux regards, et qu’en ce sens-là, comme le dit énergiquement Giacometti: Ce qui m’intéresse dans toutes les peintures, c’est la ressemblance, c’est-à-dire ce qui pour moi est la ressemblance: ce qui me fait découvrir un peu le monde extérieur. »
Merleau-Ponty, « L’œil et l’esprit », 1964

Orsten Groom, MINOTAURUS MESS
Orsten Groom, Minotaurus Mess, 210×245 cm, 2013-2014 ©
Orsten Groom, EVERBISCERAT
Orsten Groom, Everbiscerat, 145×115 cm, 2013
Orsten Groom, DYBBUK
Orsten Groom, Dybbuk, 210×170 cm, 2015 ©

Si la question de l’image (son rejet) est cruciale, c’est parce que la toile n’est pas là pour recueillir nos yeux perdus. Elle se tient face à nous, elle résiste. L’enjeu est physique et l’observation commence par la bataille. Pas de porte d’entrée, aucune issue. Le regard est facilement éjecté d’un dispositif qui aurait plus à voir avec le trampoline s’il n’y avait quelque chose, comme une poussière déposée sur notre nerf optique, dès le choc du premier contact. Il y a question de contamination. Mais la peinture ne communique pas, elle n’a rien à dire. Elle transmet. Il y a évidemment l’héritage d’une histoire de l’art constamment convoquée par tous les biais possibles. C’est-à-dire que le plaisir du geste vient après la recherche et qu’il n’est plaisant qu’en ce qu’il répond formellement à un problème donné. Sont donc compulsés avec une égale frénésie ouvrages de référence et sites internet en toutes langues, pour comparer sons, textures et odeurs. Et tout cela pour servir de tremplin à ce qui cherche à ce non-dire. On aurait presque besoin du film d’épouvante. C’est qu’il s’agit de faire advenir et que la « cuisine » cradingue des pâtes pures qui jaillissent de tubes pour aller dans des pots pour couler sur la toile ressemble plus à une danse rituelle qu’au geste morbide du clinicien. D’où ces peintures mondes énormes. Impossible de ne pas savoir que sont pris en considération le revers de la toile, celui de la paupière comme celui de l’âme. Au bord de l’explosion-implosion la toile s’offre comme une arme dont la plus grande délicatesse est de s’être arrêtée.

Mystère donc. L’oeuvre d’Orsten Groom est à vivre et tout reste à dire.

« Martus Lupus » – Exposition personnelle jusqu’au 11 juin 2016 à la Galerie Phantom Projects Contemporary (27 rue de la Monnaie, Troyes).

Rencontre avec Orsten Groom au Musée d’Art Moderne de Troyes, mercredi 25 mai 2016 à 18h

Die Flamingos 3

Des reflets au miroir comme de Fragonard
ne te livreraient pas de leur blanc , de leur rose,
plus que ne t’apprendrait, parlant de son amie,
un homme qui te dit : « Elle était douce encor

de sommeil. » Car, dressés dans le vert,
légèrement tournés sur leurs tiges de roses,
ensemble fleurissant comme dans un parterre
plus charmeurs que Phryné eux-mêmes se séduisent.

Puis au bout de leur cou ils penchent leur œil pâle,
et l’abritent au creux de leur propre douceur
dans laquelle le noir et le rouge se cachent.

Une querelle éclate en cris dans la volière.
Mais étonnés, soudain ils se sont étirés,
et s’en vont un à un au monde imaginaire.

Rainer Maria Rilke: « Oeuvres poétiques et théâtrales », éd. Gerald Stieg, Bibl. de la Pléiade, Paris: Gallimard, 1997, p. 475. (Traduction de Dominique Lehl)

Orsten Groom, ICARUS REX
Orsten Groom, Icarus Rex, 120×120 cm, 2013-2014 ©
Orsten Groom, DAS NERVEN KONIG VON NIRGENDWO
Orsten Groom, Das Nerven Konig Von Nirgendwo, 50×45 cm, 2015 ©
Orsten Groom, JEROBOAM
Orsten Groom, Jeroboam, 130×90 cm, 2015 ©
Orsten Groom, PARACLET
Orsten Groom, Paraclet, 200×345 cm, 2014
Orsten Groom © Michel Lunardelli
Orsten Groom, portrait © photo: Michel Lunardelli

1 Nick Cave, There Is a Kingdom, « The Boatman’s Call », 1997

2 « J’imagine un canard quand je travaille sur un film ou quand je peins. Car quand on observe un canard, on voit des choses bien précises. On voit un bec. Et le bec a une texture donnée, une longueur donnée. Ensuite, on voit une tête dont les plumes ont une texture et une forme données […]. La texture du bec, par exemple, est très lisse. Elle recèle des détails très précis […]. Les pattes sont plus grandes et caoutchouteuses. […] Et puis, le corps est énorme. Mais il est plus doux. Sa texture est moins détaillée […]. Mais la clé de tout le canard, c’est l’œil et l’endroit où il se situe. Il est forcément placé dans la tête […]. S’il était sur le bec ce serait trop chargé, trop lourd, ça ne rendrait pas si bien. S’il était au milieu du corps, il serait perdu. Il est placé sur la tête pour être mis en valeur, comme un bijou. L’œil est parfaitement isolé et très bien disposé. Donc quand on travaille sur un film, souvent on a le bec, les pattes, le corps, tout… Mais l’œil du canard, c’est une scène particulière du film. […] N’importe qui peut faire du cinéma, mais trouver le ton juste [« the sense of place »] c’est excitant… et on le trouve en soignant les détails. […] S’ils ne sont pas justes, ça fiche toute l’atmosphère en l’air. Donc, si le son, la musique, la couleur, la forme, la texture… si tous ces éléments sont exacts, et qu’une femme a un certain regard et dit le mot juste, alors là on est parti, on est au paradis ! Mais tout dépend des petits détails »

Guy Girard, David Lynch, « Don’t Look At Me », Cinéastes/Cinéma de notre temps, La Sept/INA/Art Production, 1989

3 Die Flamingos
Jardin de Plantes, Paris

In Spiegelbildern wie von Fragonard
ist doch von ihrem Weiß und ihrer Röte
nicht mehr gegeben, als dir einer böte,
wenn er von seiner Freundin sagt: sie war

noch sanft von Schlaf. Denn steigen sie ins Grüne
und stehn, auf rosa Stielen leicht gedreht,
beisammen, blühend, wie in einem Beet,
verführen sie verführender als Phryne

sich selber; bis sie ihres Auges Bleiche
hinhalsend bergen in der eignen Weiche,
in welcher Schwarz und Fruchtrot sich versteckt.

Auf einmal kreischt ein Neid durch die Volière;
sie aber haben sich erstaunt gestreckt
und schreiten einzeln ins Imaginäre.

Rainer Maria Rilke, Herbst 1907, Paris, Oder Frühling 1908, Capri