Le nom de la jeune peintre allemande d’origine bulgare Oda Jaune est un nom d’emprunt. Oda en vieil allemand veut dire « précieux » et cela lui va bien. Quant à Jaune la référence est claire (pour un francophone). La couleur est attachée au soleil, à la lumière, au positif. Cette couleur est un symbole pour celle qui est née dans une famille d’artistes. Très tôt la future plasticienne est fascinée par les livres d’art: Cézanne, Picasso, Matisse deviennent ses références. Et la peinture représente déjà pour elle la meilleure manière de créer sa propre réalité. Elle rencontre d’autres artistes pour avancer. Oda Jaune a appris du peintre allemand néo-expressionniste Jörg Immendorff (1945-2007) dont elle fut l’élève puis l’épouse, de ne jamais abandonner une œuvre en cours, d’aller au bout de la peinture, de se battre avec une toile.
Oda Jaune développe un univers unique. S’y croisent dans une atmosphère onirique, influences surréalistes, iconographie rétro, réalisme socialiste, réminiscences du cinéma hollywoodien, réclame ou faits divers. Son travail est d’une maturité inhabituelle. Oda Jaune y explore un monde étrange où individus, objets, formes non identifiables évoluent dans des scènes étranges. Son univers tourmenté est plein de poésie. Mieux: il est d’une poésie pleine car profondément dérangeante. Aquarelles et huiles livrent des scènes inquiétantes où se mêlent douceur et violence. Cela témoigne de la part de l’artiste d’une absence d’inhibition, de peur, de préjugés et demande à ceux qui regardent le même abandon. Des êtres doubles sont toujours à la recherche de leur moitié. La créatrice tente ainsi d’extérioriser une pensée, une émotion, un sentiment que chacun cache en lui. Elle prouve qu’il existe des éléments vitaux dont on ne sait pas à quoi ils ressemblent mais auxquels elle donne corps. Continuellement à la recherche de la « pièce manquante » elle fait surgir ce qui jusque là n’avait pas encore de formes.
Tout organe ambigu (cœur, morceau de chair) apparaît de manière inattendue. Cela crée une impression de sensualité mais aussi d’étrangeté, de fantastique. Peignant des œuvres avec des formes anthropomorphiques, Oda Jaune invente une symbiose formelle entre l’être et la nature. Elle fomente une forme de dynamique visible entre formes organiques et formes culturelles suggérées par la présence humaine et ses instruments de travail ou de guerre. La créatrice construit chaque toile ou aquarelle comme un scénario de film mais à la manière des maîtres anciens. Elle joue d’un certain baroque et d’une forme de maniérisme. Souvenirs, lectures, images aperçues sur Internet lui permettent de trouver son « inspiration ». Toutefois la « cause » n’est pas l’essentiel comme l’écrit l’artiste: « Ce n’est pas important d’où viennent les motifs, mais plutôt ce qu’ils deviennent. »
Toute peinture est donc une bataille. Une fois terminée, vient le temps des constats afin de « voir si le combat a été difficile ou non entre la toile, le sujet, et moi ». Avec ses aquarelles l’artiste peint sur un papier beige ou plutôt couleur de la peau et joue sur la fluidité de la technique, son immédiateté, son jeté. Ses peintures sont plus retenues, moins spontanées. D’un côté « l’instantané », de l’autre « l’éternité ». Néanmoins pour réaliser toutes ses oeuvres Oda Jaune commence directement, sans dessin préparatoire. Elle va directement vers le support. Elle a bien sûr une idée en tête, mais cela bouge, évolue « c’est un amoncellement de pensées qui défilent ». Sur ses peintures plusieurs couches montent petit à petit les unes sur les autres. La première couche fait partie du processus pour arriver à la deuxième et ainsi de suite en un processus où le côté matriciel garde toute son importance.
Afin de créer l’artiste utilise souvent des photos. Elle veut « que les gens reconnaissent tout de suite ce que c’est ». Oda Jaune aime en effet les détails précis afin de donner l’impression d’une réalité afin de mieux pénétrer à l’intérieur de l’image jusqu’à ce que le regardeur soit piégé. La photographie permet ainsi de maintenir une distance que les modèles vivants ne pourraient induire. Ce medium d’emprunt permet de trouver sujets et figures. Il n’est qu’un modèle, une source au même titre que l’Internet: « le Web apporte le jeu des multiples combinaisons possibles: entrer un mot dans la recherche d’images de Google et se laisser surprendre par ce qui peut advenir. C’est un peu comme du voyeurisme » dit l’artiste. Et d’ajouter: « Chaque fois que je vois une image, et si elle me titille, ça me rend heureuse d’imaginer une histoire ». Hormis le Web et les photos anonymes, l’artiste utilise les propres clichés de sa vie passée. À partir de ce substrat elle peut autant créer un univers pastel fait de gris bleu ou de rose, un univers du renouveau, du désir qu’une expérience plus dure (en particulier dans ses peintures).
Oda Jaune ne cesse donc d’appuyer sur les contrastes. Elle monte un monde aussi suave que violent et toujours bizarre. Certains corps ne peuvent que laisser perplexes. L’univers est donc perversement polymorphe. Les hybrides nous font vaquer entre la vie et la mort. Nous sommes projetés dans une sorte d’univers des limites sans que nous sachions si nous restons en dedans ou si nous sommes déjà au dehors.
Toute l’œuvre joue donc de l’ambiguïté comme le prouve une toile où figurent des chiens sur un tissu bleu, drapé entouré de fleurs blanches: « On peut le voir comme le tissu de la Vierge, symbole de la virginité, mais ce n’est pas que ça. C’est également pour moi le souvenir d’une femme vue sur un canapé. En outre, en français, une jeune salope est traitée de « chienne » et ce tableau oscille certainement entre la Sainte et la Putain ». Toute l’œuvre répond à ce double jeu, à cette perversité polymorphe. Le bout pointu cité plus haut est donc autant un sexe masculin, une langue féminine cajoleuse, qu’un symbole du Petit poucet ou qu’une déformation symbolique d’une forme en devenir « comme la chrysalide pour le papillon ». Et l’artiste de résumer ainsi cette approche: « C’est bel et bien une forme ouverte aux interprétations ». En ce sens son œuvre porte bien le nom et le prénom de l’artiste: elle est aussi précieuse que lumineuse.