Les enjeux écologiques, l’urgence d’évoquer nos relations à la nature sont au cœur des pratiques d’artistes contemporains. Les classifications entre les genres, désormais désuètes, les artistes créent des passages de l’un à l’autre et leurs œuvres s’approchent d’autres pratiques artistiques. Le travail de Maria Ibanez Lago est à la fois délicat et militant, engagé envers l’écologie.
Comment associer travail manuel, sensibilité et tentatives de parler de concepts scientifiques ? De quelle manière l’artiste peut-il dépasser le clivage entre l’art et l’artisanat ?
Maria Ibanez Lago travaille la notion de paysage et les enjeux liés au vivant. Elle expérimente les différentes dimensions de la peinture. L’espace du plan l’amène à une recherche du volume, du sculptural. Le monde du spectacle, les décors de théâtre sont pour elle sources d’inspiration qu’elle associe à son processus artistique en jouant avec leur vocabulaire pour inventer de nouvelles manières d’aborder le support pictural. Les rideaux, les bannières, les objets participent de son questionnement sur le passage à double tour de la surface plane au volume. L’artiste a besoin de ressentir la matière, de la manipuler pour faire naître des formes qui suggèrent les structures qui se répètent à l’infini dans la nature. Elle s’intéresse à la science, au processus naturel et développe une réflexion sur les enjeux liés à la planète et à ses bouleversements climatiques. Ses œuvres, telles Portail, huile sur toile, Racines, huile sur toile, fondées sur des lieux réels, unissent une peinture de paysage et des signes, des schémas qui symbolisent des phénomènes physiques. Elles sont ancrées dans la réalité de territoires où les éléments naturels sont fragilisés et nous amènent à nous raconter des récits de science-fiction. Ses peintures convoquent des paysages que l’Homme exploite, une topographie et une géologie qui l’amènent à interroger le passé et le futur des lieux. Ses peintures contiennent des plis dans le tissu ou la toile qui rappellent les failles, les profondeurs et cavités des milieux montagneux. En parallèle de ses œuvres picturales, parfois sur des toiles qui deviennent des rideaux à franges, Lithium, Barda, elle crée des séries de vêtements sculpturaux, Costumes de survie. Ses sculptures-corps sont apparues à la suite d’expérimentations avec des matières, et de son besoin d’appréhender “bout par bout” le tissu. L’artiste utilise des supports, parfois trouvés, usés, qui contiennent une histoire pour accentuer son travail sur le temps et approfondir ses recherches sur les énergies contenues.
Son attachement aux problématiques liées à la fragilisation de la biodiversité et à la dégradation du paysage, prend également forme dans ses choix de matériaux ainsi que dans la manière de les présenter. La bannière, écho aux pratiques militantes, fait référence à une revendication pour des valeurs essentielles comme la préservation des espèces, la protection des milieux naturels, les relations aux êtres vivants. L’invitation à exposer dans le cadre du parcours artistique « L’art en fête » à Aubervilliers l’a incité à créer des bannières à franges sur lesquelles était imprimée une fleur en voie de disparition. Les bannières étaient installées, chez une fleuriste, lieu du commerce d’une nature morte-vivante. Son nom y était inscrit également tel un slogan. Des petites cartes en écho à celles qu’on offre pour souhaiter un vœu qui accompagnent les compositions florales comportaient l’inscription suivante Elles respirent encore pour nous. “Encore”, ce message fort signale la flore fragilisée en la reliant à ce qu’elle est:un apparat dans la boutique, un allié vital dans la nature.
Récemment, la manipulation de morceaux identiques de toiles peintes l’a conduite à donner naissance à des volumes dans le cadre du projet Aldiss, prototypage d’espèces végétales, référence au livre Le monde vert de Brian Aldiss. Ce processus de travail, qui s’apparente à celui de la couture et de la fabrication des vêtements, permet à Maria Ibanez Lago de créer de nouvelles formes à l’infini. Chaque pièce peinte est associée à d’autres pour façonner de nouvelles œuvres à contempler sous plusieurs angles. L’artiste poursuit son approche de la couleur et du fait main en peignant en dégradé, signe de croissance du blanc vers la couleur, ses formes avant de les assembler.
Les structures qu’elle fait apparaître par son procédé de construction rejoignent sa recherche sur l’origine du vivant. Sa méthodologie de travail sculptural permet d’éviter les déchets de matières. Elle convoque le cycle des matériaux et au-delà celui du vivant. Des règles géométriques apparaissent au fil de ses assemblages. Ici le schéma est inclus dans la forme même.
Ses sculptures composent ensuite des ensembles qu’elle peut disposer dans l’espace pour une scène, un paysage fantasmé à venir. Elles ont cet été trouvé leur place idéale à l’occasion de l’exposition « Sumak Kausay » (le « bon » vivre, ou vivre selon le sens du bon, en quechua) par l’association DEDANS – DEHORS, et commissionnée par Ghislaine Portalis, au château de La Caze[1]. Certains sont ensuite redessinés telles des natures mortes. Ses gestes de plasticienne l’amènent à inventer des formules pour donner naissance à des végétaux primaires. D’autres hybrides s’approchent de la figure humaine. Ses œuvres donnent la parole aux plantes comme si celles-ci prenaient la place des êtres humains dans un monde nouveau.
Maria Ibanez Lago mène un travail qui s’apparente à une œuvre d’art totale qui touche à l’expérience de l’espace. Elle tisse un passage entre la sculpture, la peinture, l’installation et les objets. Ses créations nécessitent d’être abordées en prenant conscience des enjeux qu’elles renferment pouvant être voilées par une dimension quelque peu onirique, parfois de l’ordre de la science-fiction. Elles nous invitent à porter notre attention sur les formes du vivant, leur processus de croissance ainsi que l’altération que subit notre environnement. Sa démarche artistique se double d’une pratique de commissaire d’exposition au sein de l’association Julio Artist run space, dans son espace situé dans le quartier de Ménilmontant, Paris et hors les murs.
Mon regard sur ses œuvres rejoint mon intérêt pour les artistes qui s’impliquent dans des structures artistiques et tentent de nous ouvrir les yeux vers un état fragile de la nature, dont nous devons de manière urgente prendre soin. En explorant son univers, se découvre un travail d’une grande sensibilité à l’espace où elle présente ses créations et son expérience d’accrochage dans des lieux parfois insolites. Ensemble ses œuvres créent des récits, contre-utopie qui nous incitent à prêter attention aux phénomènes de disparition, de fragilité de la nature à l’ère anthropocène. Parcourir l’ensemble de ses travaux nous incite à prendre le temps à la fois de nous laisser porter par leurs mystères et d’investiguer les formules scientifiques qu’elles contiennent.
[1] Du 1 au 31 Août au Château de La Caze, à Labastide Castel Amouroux, France dans le Lot et Garonne. Elle a réuni les artistes : Maria Ibanez Lago – Bianca Lee Vasquez –Constanza Piaggio – Chantal Raguet. https://dedans-dehors.net