Un entretien Boum! Bang! 

Aujourd’hui les images sont partout. On ne peut passer une journée sans qu’elles nous assaillent presque inconsciemment. Que ce soit dans un journal, sur internet, à la télévision; ces visages inconnus, mais devenus familiers à force de les rencontrer inopinément, tournoient autour de nous dans un brouhaha identitaire. On ne connaît rien d’eux, pourtant on s’y confronte quotidiennement, dans une sorte d’indifférence qui n’accroche pas notre regard. Mais l’artiste français Laurent Joliton, chaparde dans la presse et l’actualité ces individus pour les retransposer dans un monde à eux, tentant tant bien que mal de leur raccrocher des fragments de leur identité oubliée.

Laurent Joliton, Sans titre
Laurent Joliton, Sans titre, technique mixte sur carton marouflé sur bois, 39×29 cm ©
Laurent Joliton, Sans titre
Laurent Joliton, Sans titre, technique mixte sur carton marouflé sur bois, 39×29 cm ©

B!B!: Pouvez-vous vous présenter rapidement et nous parler de votre parcours artistique?

Laurent Joliton: Comme beaucoup, j’ai commencé à dessiner pendant mon enfance. Plus tard, j’ai intégré une école du cuir et de la mode à Paris où l’on pratiquait plusieurs heures de dessin par semaine (dessin artistique, art appliqué, dessin industriel). C’est devenu très vite une addiction. Puis j’ai enchainé sur des cours de modèles vivants, et j’ai alors ressenti le besoin de décortiquer l’histoire de l’art.

B!B!: Quelles sont vos influences, vos sources d’inspiration?

Laurent Joliton: Ma première influence, je l’ai eue à l’âge de 4 ans, avec une reproduction de l’œuvre de Johannes Vermeer « l’Art de la Peinture ». Je l’avais marouflée sur bois, j’avais passé un vernis craquelé, puis je l’ai offerte pour la fête des pères.

Ce qui me fascine chez Johannes Vermeer, c’est l’intrusion dans la vie intime des sujets, mais également ce sentiment d’absence qui émane de ses œuvres. On retrouve aussi ces deux caractéristiques chez Edward Hopper, et aujourd’hui chez Tim Eitel.

J’ai eu d’autres influences fortes, concernant plus particulièrement les portraits: chez Rembrandt van Rijn, Lucian Freud, Luc Tuymans, où la psychologie des sujets est à fleur de peau. Beaucoup plus clinique voire presque absente chez Luc Tuymans, mais présente quand même.

Beaucoup d’autres m’ont influencé: Gustave Courbet, Edouard Manet, Piet Modrian, Francis Bacon, Gerhard Richter, Marlène Dumas, Wilhelm Sasnal, Michaël Borremans, Cecily Brown… pour ne citer qu’eux!

Et en littérature: Marguerite Duras.

B!B!: L’humain est au cœur de votre travail. Cependant, il est souvent peint dans un camaïeu de gris. Pourquoi ce choix? Que représentent ces êtres humains à vos yeux?

Laurent Joliton: L’utilisation de la palette des gris dans ma peinture évoque le passé, la mémoire, l’origine de la photo et du cinéma. Dans beaucoup de mes tableaux, les gris côtoient, voire même recouvrent, les couleurs, comme la cendre sur les braises. Comme si le sujet au premier plan, gris, s’effaçait au profit d’un arrière-plan en tension, foisonnant, électrique, porteur d’un message ne demandant qu’à éclore au grand jour.

Ces humains représentent des fragments de vies perdus, noyés dans ce flux immense d’images qui appartiennent désormais à tous. Où se retrouve l’Individu, dans toute cette « Mémoire collective ».

Laurent Joliton, The raincoat
Laurent Joliton, The raincoat, technique mixte sur toile, 61×50 cm ©
Laurent Joliton, The bathers
Laurent Joliton, The bathers, technique mixte sur toile, 146×114 cm ©
Laurent Joliton, Sans titre
Laurent Joliton, Sans titre, technique mixte sur toile, 35×27 cm ©
Laurent Joliton, Sans titre
Laurent Joliton, Sans titre, technique mixte sur toile, 35×27 cm ©

B!B! : Comment faites-vous pour choisir qui vous allez peindre parmi les images de presse et d’actualité? Est-ce le hasard qui guide votre inconscient dans ce flux d’images perpétuel?

Laurent Joliton: Bien souvent, je pars sur une idée, une phrase, un mot, puis je recherche des images correspondantes. Mais c’est quasiment toujours « autre chose » qui m’interpelle. Alors, sans réfléchir, c’est cette image nouvelle que je garde. J’ai appris à accepter ce fonctionnement. C’est le même procédé dans ma manière de peindre: ce sont les impondérables qui enrichissent mon tableau. Comme disait Edgar Degas : « Tout faux, avec une pointe de nature ».

Je peux utiliser plusieurs photos pour concevoir mon tableau. Le sujet est décontextualisé et la scène est rejouée.

B!B!: Pourquoi prendre comme image de départ des photos d’actualité? À vos yeux, la peinture permet-elle un moment d’interruption dans ce flux incessant d’images? Tel un temps de pause qui nous permettrait de digérer et d’assimiler ce que l’on a devant nos yeux?

Laurent Joliton: L’actualité fait partie, en quelque sorte, de mon enfance. Mon père, fonctionnaire de police, devait taper un rapport de sa journée presque tous les soirs: arrestations, manifestations, enquêtes… Même les portraits robots et les avis de recherche du grand banditisme et du terrorisme trainaient sur la table du salon. J’ai donc grandi dans un climat de protection, mais aussi de tension. La présence d’armes de service à la maison en était un bon exemple: vous savez qu’elles peuvent vous défendre, mais vous savez aussi que si elles sont là, c’est qu’il y a un danger potentiel.

En quelque sorte, ma peinture permet peut-être de dédramatiser l’événement. Quand je récupère l’image d’un soldat, ma peinture lui enlève ses armes, ne laissant qu’un sujet perdu, le regard dans le vide, presque dans l’incompréhension. C’est un questionnement sur l’impact de l’image d’actualité: que retient-on de notre histoire?

Laurent Joliton, Sans titre
Laurent Joliton, Sans titre, technique mixte sur toile, 100×73 cm ©
Laurent Joliton, Germination
Laurent Joliton, Germination, technique mixte sur toile, 130×97 cm ©

B!B!: Par la peinture, souhaitez-vous redonner une identité et un souvenir à ces humains? Ces derniers qui peuvent être quelque peu déshumanisés par le fait qu’on avale une quantité incalculable d’images par jour, que l’on croise forcément mais qui sont pourtant anonymes.

Laurent Joliton: C’est plus une manière de s’immiscer dans leur vie privée. Ma peinture ne retranscrit pas l’exactitude du support initial, mais plus un effet miroir. Je travaille avec l’image mais principalement de tête, ce qui fait qu’inconsciemment, c’est presque mes traits que je retranspose sur la toile. Beaucoup de mes sujets, finalement, en viennent à me ressembler. On retrouve cette caractéristique chez Neo Rauch, Elizabeth Peyton et bien d’autres… C’est aussi d’aller voir derrière la façade de l’image comme un côté voyeuriste.

Dans ma série de portraits de Norma Jeane Baker (Marylin Monroe), ce qui m’intéressait, ce n’était pas l’icône Marilyn, mais plutôt ses portraits de jeunesse avant sa célébrité, avant qu’elle ne se réfugie derrière ce masque qui a fini par la dévorer, un peu comme le portrait de Dorian Gray.

Laurent Joliton, Norma VI
Laurent Joliton, Norma VI, technique mixte sur toile, 35×25 cm ©

B!B!: On ne peut reconnaître les lieux dans lesquels ils évoluent. Pourquoi enlever ce qui les entoure?

Laurent Joliton: Je ne cherche pas à reproduire l’image dans son intégralité. Pour beaucoup des sujets traités, ils évoluent dans un paysage presque abstrait. Ce qui m’intéresse, c’est d’extraire le personnage et de le transposer dans un autre univers.

B!B!: Au fil des années, les couleurs semblent apparaître petit à petit dans vos peintures. Cependant avec cette apparition colorée il semble y avoir une touche moins visible et moins vigoureuse. La couleur paraît tempérer les mouvements du pinceau. Parlez-moi de ces changements.

Laurent Joliton: Le paysage a fait son apparition dans mes derniers tableaux. La végétation semble s’agiter derrière les personnages, comme pour nous rappeler nos origines, nos racines. Je voulais que le fond du tableau soit plus présent, plus lumineux, que notre regard se perde entre les entrelacs du paysage. La couleur, quant à elle, a gardé la spontanéité du geste, mais est devenue plus transparente.

Laurent Joliton, The golden horse
Laurent Joliton, The golden horse, technique mixte sur toile, 100×81 cm ©
Laurent Joliton, Sans titre
Laurent Joliton, Sans titre, technique mixte sur toile, 120×80 cm ©
Laurent Joliton, Sans titre
Laurent Joliton, Sans titre, technique mixte sur toile, 130×97 cm ©
Laurent Joliton, Sans titre
Laurent Joliton, Sans titre, technique mixte sur toile, 146×97 cm ©
Laurent Joliton, Swirling IV
Laurent Joliton, Swirling IV, technique mixte sur toile, 130×97 cm ©
Laurent Joliton, The rider
Laurent Joliton, The rider, technique mixte sur toile, 130×97 cm ©
Laurent Joliton, Du vert et des cendres
Laurent Joliton, Du vert et des cendres, technique mixte sur toile, 100×73 cm ©
Laurent Joliton, Swirling II
Laurent Joliton, Swirling II, technique mixte sur toile, 100×73 cm ©

B!B!: Dans vos peintures de cette année 2017 certains personnages semblent vouloir se cacher; derrière un bras, leurs cheveux ou encore un masque. Pourquoi?

Laurent Joliton: C’est un questionnement sur la vie privée de chacun, comme si les sujets cherchaient à conserver une petite part de leur intimité. Mais c’est aussi, je me permets un jeu de mots, un moyen de « se voiler la face ». Sur eux-mêmes, notre histoire, l’actualité, sur l’environnement…

B!B!: Quelle est votre vision du monde? 

Laurent Joliton: Nous évoluons dans un monde de plus en plus transparent. Ça a peut-être des bons côtés, mais je suis inquiet pour nos vies privées, nos libertés. Tout voir, c’est comme un magicien qui dévoile son tour de magie. Ça n’a plus d’intérêt!

Il y a aussi des questions sur l’état de notre environnement. Même si je ne revendique pas comme faisant parti d’un groupe écologiste ou alter mondialiste, je trouve absurde de ne pas se préoccuper davantage de notre planète. C’est un peu comme mettre le feu à la maison dans laquelle nous nous trouvons.

Laurent Joliton, Sans titre
Laurent Joliton, Sans titre, technique mixte sur toile, 130×89 cm ©
Laurent Joliton, Sans titre
Laurent Joliton, Sans titre, technique mixte sur toile, 130×97 cm ©
Laurent Joliton, Swirling III
Laurent Joliton, Swirling III, technique mixte sur toile, 116×89 cm ©
Laurent Joliton, Sans titre
Laurent Joliton, Sans titre, technique mixte sur toile, 116×89 cm ©