D’un côté, la tempérance et la simplicité apparente du dessin, du crayon, de la mine de plomb, et l’utilisation perpétuelle du noir et du blanc, depuis longtemps préférés à la pratique de la peinture, dissimulatrice aux yeux de l’artiste du visage véritable de l’art. De l’autre, la complexité profonde d’un langage iconographique élaboré après une étude minutieuse des plus grands interprètes du genre (Dürer, Ingres, Degas, McCarthy…) autant que par les auteurs de bandes-dessinées les plus trashs et les plus probants (Crumb, Moebius, Gotlib…) Le tout forme un paradoxe magistral entre le fond et la forme, et accouche d’une œuvre frondeuse et interrogatrice, celle du parisien de naissance Jérôme Zonder, chez qui tout est question de contrastes et d’affirmations du grotesque et de l’inavouable aux dépens de réflexes sociétaux habituellement bien peu enclins à évoquer la perversité humaine universelle et éternelle à travers la pratique du dessin.

En 2009, ce diplômé des Beaux-Arts de Paris commence sa série « Jeu d’enfants », odyssée polémique et perverse affichant en guise de sujet central des figures mixtes et enfantines d’une violence extrême où l’histoire intime et l’Histoire (la grande) se télescopent au service d’une même orgie de débauche et d’amoralité savamment pensée.

Jérôme Zonder, Jeu d'enfants 6
Jérôme Zonder, Jeu d’enfants #6, Au Goûter, 2013, mine de plomb et fusain sur papier, 200×150 cm © Courtesy Galerie Eva Hober
Jérôme Zonder, Jeu d'enfants #1
Jérôme Zonder, Jeu d’enfants #1, 2010, mine de plomb sur papier, 160×160 cm © Collection Antoine de Galbert, France
Jérôme Zonder, Jeu d'enfants #2
Jérôme Zonder, Jeu d’enfants #2, 2010, mine de plomb sur papier, 150×200 cm © Collection du Professeur, France

Comme chez François Truffaut et son mythique personnage d’Antoine Doinel, ces images de jeunes bambins répondent à une construction narrative étendue, et retracent le parcours clairement chaotique de Pierre-François, de Garance et de Baptiste (une référence affirmée et sacrilège aux « Enfants du Paradis » du duo Prévert/Carné), dans un monde où l’innocence, la pureté et la candeur fantasmée de l’enfance se métamorphosent en véritable déraisonnement sexuel et morbide, égarement dans les méandres du cerveau perverti de Sade, dans les dérives assassines et frondeuses d’Alex du « Orange Mécanique » de Kubrick, dans les champs torturants et actés des clients sadiques du « Hostel » d’Eli Roth…
Ici, des petites filles précoces exécutent des fellations zélées à de jeunes garçons du même âge (« On fête l’anniversaire de ses neufs ans »), avant de goûter au plaisir de la chair sur le sexe durci de leur jeune compagnon de jeu, et de s’essayer plus tard à la torture macabre pure et simple… Les adultes, dès lors, deviennent des éléments gênants dont il convient de contourner la rigidité de la morale castratrice. D’abord, le mensonge cachotier (« Oui maman, je suis avec Nath! On est en train de faire nos devoirs »), puis la folie meurtrière et libératrice concrétisée par le massacre de ces figures tutélaires encombrantes à grands coups de battes de baseballs dans le cerveau, devant le jardin du Luxembourg (« Jeu d’enfant #3 », « Baptiste au Luxembourg »), au sein d’une relecture tout à fait concrète de l’œuvre de Sophocle, de Sade ou de Freud et de l’ambiguïté de la relation enfants/parents.

Jérôme Zonder, On fête l'anniversaire de ses neuf ans
Jérôme Zonder, On fête l’anniversaire de ses neuf ans, 2009, graphite sur papier, 75×75 cm, © Collection privée, France
Jérôme Zonder, jeu d'enfants 3
© Jérôme Zonder, jeu d’enfants #3, 2011. mine de plomb sur papier, 200 x 200 cm. Collection privée France.
Jérôme Zonder, Baptiste au Luxembourg, 2011
Jérôme Zonder, Baptiste au Luxembourg, 2011, mine de plomb et fusain sur papier, 200×150 cm © Collection privée, Bâle

Sur le visage de ces gamins jouisseurs, métaphores ambulantes et prophétiques de la transition formelle entre la volonté d’amour et celle de la mort caractérisée par la destruction physique de l’autre, trône un large sourire sadique, le plus souvent symbolisé par un masque expressionniste manifestant le contentement le plus absolu. Parfois, ce sont au contraire la mèche noire et la moustache courte d’Adolf Hitler qui se dessinent curieusement sur les masques en question posés sur les visages des enfants.

Il faut dire que l’œuvre de Jérôme Zonder, en plus de puiser ses images et ses thématiques dans la pornographie contemporaine, dans l’œuvre décervelée de Stanley Kubrick ou de David Lynch, ou dans l’horreur sublimée par Jérôme Bosch ou par Eugène Delacroix, pioche également avec insistance dans l’imagerie nazie (« Jeux d’enfants #4 », «  Jeux d’enfants #5 ») comme dans les images cauchemardesques de « Nuit et Brouillard » d’Alain Resnais ou dans les archives photographiques des carnages du XXe siècle, de la Shoah ou des massacres orchestrés par les Khmers Rouges au Cambodge.

Jérôme Zonder, Jeu d'enfants 4
Jérôme Zonder, Jeu d’enfants #4, 2011, mine de plomb et fusain sur papier, 200×150 cm © Collection privée, France
Jérôme Zonder, Jeu d'enfants
Jérôme Zonder, Jeu d’enfants #5, 2011, mine de plomb et fusain sur papier, 160×160 cm © Collection privée, Bâle

Cette utilisation de la figure cadavérique, on la retrouvait déjà dans une installation antécédente complexe, où l’auteur explorait les voies de son inconscient en invitant le spectateur à pénétrer dans une forêt sombre à la lumière tamisée. Jérôme Zonder nous faisait alors marcher sur une armée de corps en putréfaction dessinée sur le sol, figures cadavériques accompagnant le visiteur jusqu’à une représentation frontale et mortuaire du père de l’artiste, ainsi que d’un autre dessin de sa mère, plus énigmatique, dans lequel de longs cheveux noirs empêchaient l’œil extérieur de distinguer si l’icône maternelle se trouvait de face ou de dos.

Jérôme Zonder, Papa, Maman, the Father's and Mother's Wood
Jérôme Zonder, Papa, Maman, the Father’s and Mother’s Wood, 2010 © Installation à l’Espace Culturel Louis Vuitton, Paris, Exposition « Qui est Peter? ». Commissaires: Joanna Chevalier et Hervé Mikaeloff
Jérôme Zonder, Papa
Jérôme Zonder, Papa, 2010, fusain sur papier, 200×150 cm © Collection privée, France

Chez Jérôme Zonder, le spectateur a le choix, et est confronté à sa responsabilité la plus fondamentale: il peut choisir d’être la victime, pleureuse et passive d’une destinée qu’il ne contrôle pas, ou assumer son statut de bourreau actif et conscient. « Aaah putain! J’arriverai jamais à faire tout ce que je veux… » se lamentait l’artiste dans un autoportrait sur papier tout droit sorti d’une bande-dessinée fabulée, réalisé en 2008. Jérôme Zonder l’a compris, il ne pourra pleinement réaliser l’intégralité de ce qu’il désire le plus viscéralement, malgré une ambition véritable qui le pousse à vouloir faire en dessin ce que faisait Céline en littérature. Avec son œuvre et avec la crudité complexe de sa série « Jeux d’enfants », l’artiste laisse au moins la possibilité au spectateur de s’interroger, et de choisir son camp. Libre à lui d’en tirer les conséquences.

Jérôme Zonder, Maman
Jérôme Zonder, Maman, 2010, fusain sur papier, 200×150 cm © Collection privée, France
Jérôme Zonder, Ego
Jérôme Zonder, Ego, 2008, mine de plomb et encre de chine sur papier, 175×150 cm © Collection privée, France
Jérôme Zonder, Perspective 1
Jérôme Zonder, Perspective 1, 2012, mine de plomb et fusain sur papier, 150×150 cm © Courtesy Galerie Eva Hober
Jérôme Zonder, Garance et Baptiste sont à la campagne
Jérôme Zonder, Garance et Baptiste sont à la campagne, 2009, encre de chine, mine de plomb, fusain et acrylique sur papier, 200×200 cm © Collection privée, France
Jérôme Zonder, On s'le fait
Jérôme Zonder, On s’le fait, 2011, mine de plomb et fusain sur papier, 160×160 cm © Collection privée, France