Un entretien Boum! Bang!
Le cheminement de Jérôme Delépine est presque celui d’un autodidacte; il se fait hors les murs des institutions car celles-ci le refusent à cause de son handicap visuel et un dossier médical qui le suit à ses dépends. Il nous dépeint des êtres à la lumière intrinsèque comme les rayons de soleil et le brouillard dans une longue chevelure blonde. Les malvoyants dans les mythes séculaires n’étaient-ils pas aussi de vieux sages? Il y a toujours une justice. Amateurs, ouvrez l’œil et le bon, ceci est de la grande peinture!
Jérôme Delépine, portrait © Enguerran Ouvray
B!B!: Origines et parcours.
Jérôme Delépine: J’ai grandi en région parisienne. J’ai toujours eu le goût du dessin, un artiste c’est un enfant qui n’a pas grandi! Ma mère était brocanteuse et mon père chef cuisinier à l’hôtel Meurice, là où Salvador Dali avait élu ses quartiers résidentiels parisiens à partir des années 50. J’ai très tôt eu le goût des bonnes et belles choses. Si je n’avais pas été peintre, je me serais lancé dans le milieu créatif: illustrateur, graphiste peut-être. Mais la peinture est toute ma vie, je ne sais rien faire d’autre. Bien sûr mes problèmes de santé ont influencé ma vie artistique et ma vie en général. Mes souvenirs d’enfance se cantonnent beaucoup au temps passé entre les opérations à répétition, les soins et analyses post-opératoires. Je suis borgne d’un œil et n’ai que 2/10ème de l’autre. Mais tant de grands artistes ont eu des problèmes de vue: Edgar Degas, Francisco de Goya… Et Claude Monet a peint « Les Nymphéas » avec 1/10ème! Ma jeunesse est assez solitaire. J’ai découvert la peinture et sa technique dans les livres et les estampes: Francisco de Goya, Rembrandt, Honoré Daumier et Jean-Baptiste Camille Corot… J’avais environ 11 ans et je fréquentais l’atelier d’un ami antiquaire et encadreur.
Jérôme Delépine, Don Quichotte, 2012, huile sur toile, 54x60cm ©
Jérôme Delépine, Don Quichotte en campagne, 2009, huile sur toile, 73x100cm ©
Jérôme Delépine, Sans titre, 2013, huile sur toile, 130x97cm ©
Jérôme Delépine, La Roche-Guyon, 2011, huile sur toile, 169x97cm ©
Jérôme Delépine, Arbres, 2011, monotype et pointe sèche, 14,5×19,5cm ©
B!B!: Déclic et références.
Jérôme Delépine: Le déclic est un article publié en 2007 dans AZART. J’avais envoyé un mail au culot car dépité par l’absence de réponses de la part des galiéristes que j’avais démarché. C’était une bouteille à la mer, une dernière chance, et j’ai eu un appel dès le lendemain. Gérard Gamand, le directeur et rédacteur en chef du magazine est venu me voir quelques jours plus tard. Suite à l’article, ce sont alors ces mêmes galiéristes qui m’ont contacté. Mon nom apparaissait enfin sur internet et les réseaux sociaux mais aussi sur France Musique Radio pour qui j’avais fait quelques interventions en bon passionné de musique classique.
Mes références: Caravage, Joseph Mallord William Turner, Rembrandt sont pour moi « les grands fous » de l’histoire de l’art, les Maîtres indétrônables. Inconscientes ou non les références me semblent très importantes, je ne suis pas du tout partisan de la « tabula rasa » de l’art contemporain. Mon plus grand choc esthétique, mon Syndrome de Stendhal absolu est « Le philosophe en méditation » de Rembrandt conservé au Louvre. En plus de la technique classique que j’ai fait mienne, ces grands noms m’ont poussé à me surpasser et c’est ainsi que je me suis attelé à peindre un grand Christ en croix, bien que totalement athée. La religion catholique demeure le terreau de l’art occidental et à générée des chef-d’œuvres immenses.
B!B!: Aujourd’hui et demain.
Jérôme Delépine: Je peins tous les jours. Je peins en musique, la musique guide mon trait. La musique classique me paraît thématiquement proche de la mélancolie en peinture. J’arrive vers 9h à l’atelier et j’aime y passer du temps, être en immersion là-bas. Je range, je lis, je fais les fonds de toile, il y a un côté rituel et très artisanal. Je travaille beaucoup avec la lumière et la matière que j’applique en fins glacis. Je fais aussi des monotypes et des dessins à la pointe sèche. Je travaille dix ou quinze toiles à la fois. Je passe de l’une à l’autre, et il y a ainsi des transferts, des transformations… Bien que ma peinture soit le plus souvent figurative, j’ai l’impression de travailler comme un peintre abstrait. J’aime les accidents et autres surprises en peintures, ils me guident ou me poussent dans mes retranchements pour trouver des solutions picturales. Paysages, portraits peuvent muter, se fondre l’un dans l’autre, devenir l’un ou l’autre en fonction de l’évolution du travail. Tout peut se transformer en un rien de temps. Si l’on peut dire ainsi, je suis dans le brouillard lorsque je commence une oeuvre, à moins d’avoir un thème précis et d’avoir fait au préalable des croquis et dessins préparatoires.
Jérôme Delépine, Des cendres, 2009, huile sur toile, 81x116cm ©
Jérôme Delépine, Le Passage, 2012, huile sur toile, 97x197cm ©
Jérôme Delépine, À travers temps, 2007, huile sur toile, 81x100cm ©
J’ai eu une période très figurative quand j’attendais la naissance de ma fille. J’ai aussi redécouvert à cette époque de vieilles photos de famille, notamment de mon grand-père lorsqu’il était enfant. C’était étrange, je ne l’ai jamais connu et je tombais nez à nez avec lui sous la forme d’un bébé joufflu du début du siècle dernier. J’ai alors débuté une série sur l’enfance, les figurants comme des spectres, des gnomes sans âge. C’est un travail sur le souvenir, la filiation et ses parts de mystère, d’inconnu. Les visages émergent du fond; c’est une trace d’humanité, je trouve cela assez impressionnant comme idée mais pas angoissant. C’est dingue, la vie ou la peinture sont une même chose, une histoire de continuité. De façon identique, les doubles portraits sont basés sur des vieilles photos.
Jérôme Delépine, Sans titre, 2012, pierre noire et huile sur toile, 38x46cm ©
Jérôme Delépine, Le couteau, 2008, huile sur toile, 73x100cm ©
Jérôme Delépine, Sans titre, 2012, huile sur toile, 60x81cm ©
Les qualificatifs ayant attraits à des troubles et des tourments sont légions à propos de ma peinture. Je pense qu’il s’agit d’une introspection mais ça doit être le cas de tous les peintres: entre résilience et phénomène de manque, n’est-ce pas là une quête? C’est aussi, de façon plus neutre, une réflexion sur ma façon de voir, sur mon handicap qui fait ma singularité. Je suis très sensible, voire photophobe, et a contrario je ne supporte pas le noir complet, je ne ferme jamais les volets par angoisse de ne plus voir du tout. Mais mon mal est de naissance, je n’ai pas d’autres références. Il paraît que je vois mieux la profondeur que les autres, je joue aussi beaucoup sur les contrastes. Je vois les couleurs donc il y aura surement une évolution dans ma pratique mais la couleur à quelque chose de grandiose, je me tâte encore avant de m’y mesurer.
Enfin le projet qui me tient grandement à cœur est le cycle d’exposition avec l’Association Rémanance fondée avec Eric Bourguignon, ami et camarade d’atelier de longue date. L’idée vient de notre désir de faire des expositions ensemble et d’avoir un fil conducteur commun dans nos travaux. Le monde de l’art actuel à tendance à diviser les artistes plutôt que de les rassembler comme à d’autres époques. Depuis l’an dernier et à échéance de 2016, est mis en place un cycle d’événements sur le thème de l’Humanité mystérieuse: nous avons commencé par la « Genèse » et à partir du 27 septembre 2014 débutera « D’une aube à l’autre » à la Galerie d’Art Contemporain d’Auvers sur Oise. Ce sont toujours de belles occasions de se réunir, de créer une émulation artistique, de se faire plaisir et de donner généreusement au public.
Jérôme Delépine, étude de nu, carnet de croquis de l’artiste ©
Jérôme Delépine, étude de nu, carnet de croquis de l’artiste ©
B!B!: Ton épitaphe:
Jérôme Delépine: Pour paraphraser Pierre Desproges : « Les droits de l’Homme cèdent devant les droits de l’Asticot » ou « Une vie le regard perdu dans l’éther, et enfin ici je vois et je comprends qu’au delà de l’éther est le néant ».
B!B!: Si je te dis Boum! Bang!:
Jérôme Delépine: Une explosion de textes et d’images! Bim!
B!B!: Si tu étais un livre?
Jérôme Delépine: « Notre besoin de consolation est impossible à rassasier » de Stig Dagerman.
B!B!: Une plante?
Jérôme Delépine: Un pavot mauve.
B!B!: Un animal?
Jérôme Delépine: Un chat, pour se faire câliner toute la journée.
B!B!: Une chanson?
Jérôme Delépine: « La mémoire et la mer » de Léo Ferré.
B!B!: Un espoir?
Jérôme Delépine: Un lever de soleil.
B!B!: Un regret?
Jérôme Delépine: Aucun!
B!B!: Un vêtement?
Jérôme Delépine: Une paire de chaussure.
B!B!: Un film?
Jérôme Delépine: « Tous les matins du monde » d’Alain Corneau.
B!B!: Un défaut?
Jérôme Delépine: Bordélique!
B!B!: Une phobie?
Jérôme Delépine: Perdre la vue, la peur du noir.
B!B!: Quel serait ton dîner idéal si tu pouvais inviter qui tu voulais?
Jérôme Delépine: Rembrandt, Jacques Prévert, Bach (père), Léo Ferré, Thomas Bernhard, Jean-Marie Déguignet (lire ses mémoires d’un paysan bas-breton), Marilyn Monroe, Hercules Seghers, Camille Claudel, Anna Moffo.