Est-ce parce qu’une partie du territoire australien est confronté depuis plusieurs années au dangereux amincissement de la couche d’ozone que les personnages de la série « Cosmonauts », figurés par l’océanien Jeremy Geddes, paraissent déconnectés à ce point de toute réalité et de toute logique naturelle, au point d’évoluer dans un monde leur faisant perdre toute sensation de gravité?
Chez cet artiste originaire de Melbourne, passé par le monde du jeu vidéo et de l’illustration avant de se consacrer pleinement à l’huile sur toile, les repères les plus élémentaires disparaissent en même temps que se présente une dangerosité nouvelle et inattendue, lorsque l’humain tente d’accéder à l’inaccessible et d’imiter les déplacements ailés et libérés des volatiles, désir universel et de tout temps jamais totalement assouvi. Icare armé d’un scaphandre protecteur mais soudainement privé de cette gravité salvatrice, l’humain tombe, fracassé contre le sol goudronneux d’une cité urbaine (« The Street »), pendu sans souffle de vie sur la corniche d’un immeuble ou en haut d’une vieille bâtisse abandonnée et vétuste (« There is Glory our Failure »), confronté au regard hautain et provocateur d’une armée de colombes ou de pigeons, entités vertébrées intégrées à ces vignettes funestes pour rappeler à leurs colocataires humains que les règles éditées par la nature ne se dépassent pas avec autant d’arrogance et de facilité.
Jeremy Geddes, The Street, huile sur toile, 2010-2011 ©
Jeremy Geddes, huile sur toile ©
Jeremy Geddes, There is Glory our Failure, huile sur lin, 2007 ©
Jeremy Geddes, Freeway, huile sur toile, 2007 ©
Jeremy Geddes, Heat Death, huile sur toile, 2009 ©
Jeremy Geddes, Alley, huile sur lin, 2007 ©
Ici, dans un éther rubicond que l’on pourrait penser ensanglanté, et qui évoque également le drapeau désuet de l’URSS (on se rappelle que le premier homme à avoir pénétré dans l’espace est le soviétique Youri Gagarine), un cosmonaute gravite sans vie dans un ciel qui paraît porter les marques mortuaires de son décès récent (« The Red Cosmonaut »). Là, une colombe paraît venir percuter de plein bec un nouvel astronaute, dont le verre protecteur du casque se brise sous les assauts zélés du volatile (« Adrift »). Ailleurs, c’est dans une obscure ruelle qu’il se fera attaquer par une colombe déchainée (« Warmer Air »). Moins énigmatiques et comploteurs que chez Hitchcock, ces oiseaux-là sont frontaux, presque sanguinaires, soudainement devenus effrayants de mutisme et d’inexpressivité sous le pinceau expert de la peinture photo-réaliste de l’auteur, dont la technique suggère à l’esprit la peinture minutieuse et photographique des réalistes du XIXe siècle, de Gustave Courbet ou de Jean-François Millet.
Jeremy Geddes, The Red Cosmonaut, huile sur toile, 2009 ©
Jeremy Geddes, Adrift, huile sur toile, 2011 ©
Jeremy Geddes, Cosmonaut, huile sur toile, 2009 ©
Jeremy Geddes, Warmer Air, huile sur toile, 2009 ©
Autre part, dans une figuration à première vue réconciliatrice, les oiseaux semblent porter et raccompagner le voyageur spatial vers le ciel, et lui permettre de regagner cet espace extra-terrestre d’où il n’aurait jamais dû sortir si vite (« The White Cosmonaut »). Une autre vision de la figure permet toutefois de penser que ces entités ailées, moins magnanimes sans doute, ramènent en réalité le cosmonaute défunt vers le ciel, dans le sens biblique du terme, ultime reposoir d’un être tombé sous la fureur récurrente de cette faune rebellée.
Jeremy Geddes, The White Cosmonaut, huile sur toile, 2009 ©
Jeremy Geddes, Redemption, huile sur toile, 2010 ©
Et quand ce ne sont pas les astronautes qui sont victimes de la pesanteur capricieuse qui semble dérégler le monde et les repères viscéraux de ses autochtones terrestres, ce sont les enfants qui trinquent, comme dans « A Perfect Vacuum », où une fillette se voit curieusement projetée dans sa chambre et confrontée aux bris d’un carreau fracturé et tranchant. Dans les parages, hautaine et provocatrice, toujours cette colombe à la symbolique biblique détournée qui, sans doute lassée de se voir associer constamment des images et des messages de pacification douteuse, paraît rattraper des millénaires de soumission en confrontant les humains à leur plus inattendu danger. Schéma et symbolisme identiques dans « Begin Again », où un immeuble tout entier vole en éclat après l’attaque supposée des colombes vengeresses.
Jeremy Geddes, A Perfect Vacuum, huile sur toile, 2011 ©
Jeremy Geddes, Begin Again, huile sur toile, 2011 ©
Cosmonautes à la dérive dans un monde sans gravité, déraisonnement corporel d’un environnement déboussolé par une pesanteur funèbre et délétère, la série proposée par Jeremy Geddes et exposée à la Jonathan Levine Gallery de New York en 2012, s’avère curieusement délicate et poétique malgré la noirceur de ses conclusions. De là à envisager le chaos avec les augures les plus tendres et les plus optimistes?