« Le regard ne s’empare pas des images, ce sont elles qui s’emparent du regard. Elles inondent la conscience. » Franz Kafka

Couleurs douces (malgré le rouge fréquent) et denses, textures palpables, symboles clairement reconnaissables, formes humaines, animales, architecturales ou naturelles: rien n’est difficile dans l’œuvre de Jean-Pierre Ruel. D’emblée pourtant, un phénomène indéniable: mon regard est scotché à la surface de la toile qu’il parcourt, je ne peux l’arrêter. Né à Saint-Étienne en 1970, Jean-Pierre Ruel obtient son diplôme de l’École des Beaux-Arts de Lyon en 1993 puis entre aux Beaux-Arts de Paris dans la classe de Vladimir Veličković.

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Hypnotique et atemporelle, l’œuvre s’appréhende comme une spirale. Le sujet (homme, animal, végétal ou hybride) semble en effet être en mouvement même lorsqu’il est figé, couché, dans une posture comme inanimée. C’est que, bien que présenté en « chair » sur la toile, l’ensemble de son être semble flotter dans un ailleurs hors champs, insaisissable. Fable, utopie ou considérations pratiques, les enjeux de ces êtres d’huile ou de gouache nous interpellent. Pour autant, quelque chose d’autre nous est dit d’emblée: la solitude et le banal. Sur la plupart des toiles, les fonds sont monochromes ou flous, peu détaillés. Si le studio est parfois reconnaissable, il semble le plus souvent que le sujet erre dans un espace qui ressemblerait à la forêt de Tugley (Alice au Pays des merveilles) s’il était sombre ou aux déserts très réels de ce monde s’il était cruel mais l’espace n’est pas réaliste et le sujet n’est pas conscient de sa propre errance. Sans équipement autre que sa tenue (souvent une sorte de robe de couleur unie), il est comme en suspens dans un environnement qui a plus en commun avec le redondant qu’avec l’évènement. Il nous est donné à voir en tant que commune mesure: comme lui, nous sommes condamnés au mouvement dans un contexte immuable.

On pense alors à Franz Kafka ou à Samuel Beckett. Les personnages des toiles de Jean-Pierre Ruel pourraient être des arpenteurs à la recherche du Château décrit par Franz Kafka dans son roman posthume, luttant contre le monde, la bureaucratie et l’absurde de la condition humaine. Seulement, quelque chose se passe qui déjoue le scénario de la fatalité. L’absurde ne semble pas si cruel que ça. De la même façon on pourrait évoquer La Berceuse de Samuel Beckett (« Rockaby », 1980). Le personnage principal y marmonne une espèce de litanie « another creature there / somewhere there / behind the pane / another living soul / one other living soul / till the end came / in the end came / close of a long day [1]. » Le noeud de l’obsession ressassée ici est très moderne: il est question de solitude dans le contexte urbain. Le personnage de ce texte est un Sysiphe moderne, condamné à une répétition qui le mènera à sa fin. On y voit à quel point sa condition l’abrutit et pourtant, cet absurde n’est pas pas désespéré. Il est au contraire presque drôle, c’est-à-dire poétique. La sortie de cet enfermement ne vient ni du sujet, ni du constat, ni du médium mais de l’auteur. De sa perspective. Et c’est en ce sens qu’il est possible de lier l’œuvre de Jean-Pierre Ruel à cette grande tradition littéraire de l’errance et de la quête (de Don Quichotte au Pilgrim’s progress [2]) – il s’agit de constater ce qui est, de se confronter au réel, et par là même de s’en libérer.

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Pour autant, Jean-Pierre Ruel est un peintre, et son travail s’inscrit avant tout dans cette lignée. On a évidemment Diego Velásquez avec « les Ménines » – bien qu’elles fassent tout autant référence à Pablo Picasso – mais on pourrait aussi arguer qu’on le retrouve dans les jeux de regards des les toiles à plusieurs sujets. Vient ensuite Johannes Vermeer, dans le port de tête d’une fille. L’iconographie religieuse saute aux yeux: pose des personnages, utilisation de la couleur en aplat, jeu sur les perspectives et les gestes. Il en va de même avec ce que l’on appelle « arts premiers », nombre de visages semblant littéralement être des masques vivants. La toile est donc à considérer comme une hétérotopie, l’endroit où la peinture se dit. Et elle se dit ici avec maîtrise et humilité. On le voit dans les perspectives qui frôlent avec le cubisme mais n’oublient ni l’« Ophélie »de John Everett Millais ni la culture populaire (les habitants du Voyage Chirhiro, dessin animé de Hayao Miyazaki, semblent parfois à fleur de toile). Il en résulte un monde de contrastes qui nous happent où l’errance des personnages peut être contrebalancée par un détail exacerbé (qui surgit et saisit tout à la fois). Reste à noter que les animaux, gueule ouverte, sont généralement plus expressifs que les formes dites humaines.

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L’ensemble, captivant, pourrait friser avec l’étouffement. Il n’en est rien. Tel un mandala, l’oeuvre de Jean-Pierre Ruel libère: l’humain y est un pèlerin sans Église, un arpenteur apaisé. Il semble donc juste de conclure sur l’ouverture du « Voyage du pèlerin » de John Bunyan:

« Voudrais-tu être dans un rêve, pourtant sans dormir?
Où voudrais-tu, au même moment, rire et pleurer?
Voudrais-tu te perdre, sans t’égarer?
et te retrouver sans magie?
Voudrais-tu te lire toi-même, et lire tu ne sais quoi,
et pourtant savoir si tu es béni ou non,
en faisant la lecture de ces lignes? Oh alors, viens ici,
et pose mon livre, ta tête et ton cœur ensemble. »

Jean-Pierre Ruel
© Jean-Pierre Ruel
Picasso, Les Ménines, d'après Velázquez 17 août 1957
© Pablo Picasso, Les Ménines, d’après Velázquez, 17 août 1957
Les Ménines Velasquez
Diego Velásquez, Les Ménines, huile sur toile, 318×276 cm, 1656 © Musée du Prado

[1] « une autre créature là / quelque part / derrière la vitre / une autre âme vivant / encore une âme en vie / jusqu’à ce que la fin arrive / quand la fin arriva / à la fin d’une longue journée. »

[2] « Voyage du pèlerin », roman allégorique de John Bunyan, publié en 1678