Un entretien Boum! Bang!
Isabelle Chapuis, tout juste 30 ans, déjà de nombreux prix et une présence solaire à l’image de ses photographies dont la lumière enveloppe ses modèles comme touchés par la grâce. Mais sans qu’on puisse l’expliquer. Peut-être, parce que la Beauté elle la trouve partout: au coin d’une rue, dans un visage, ou tout simplement dans l’instant. Onirique, parfois à la frontière du fantastique, son univers n’en reste pas moins toujours chargé d’humanité et de sensibilité. Et c’est à travers la matière hybride ou chrysalide qui fait corps avec ses modèles, qu’Isabelle Chapuis raconte ses histoires surprenantes et poétiques. Tout en s’affranchissant des codes et de ces frontières artificielles entre la mode et l’art, elle donne forme à sa quête en images.
B!B!: Comment es-tu venue à la photographie? Ou la question peut se poser dans l’autre sens: comment la photographie est venue à toi?
Isabelle Chapuis: J’ai fait un Master en arts graphiques principalement tourné vers la direction artistique à l’ESAG-Penninghen, à Paris. À travers les images qu’on construisait, j’utilisais déjà énormément la photographie mais pas comme une fin en soi. C’était juste pour donner à voir l’idée que je mettais en scène, un moyen comme un autre pour mettre mon travail en avant. On avait un cours de photo à l’école mais c’était vraiment de la création d’image. J’ai donc appris par moi-même. Sans m’en rendre compte, j’étais déjà tournée vers la photo. Toutes mes idées, je les traduisais déjà avec la photo. Même ma thèse de fin d’études était une thèse photographique. Je n’avais pas réalisé pour autant que c’était ce que je voulais faire. Mais c’était déjà là. Au final, j’ai débuté en tant que graphiste DA. Mais cela ne m’a pas du tout plu par rapport à la sédentarité et la solitude que ça engendrait. Je ne pouvais pas m’imaginer aller travailler dans une agence. Je suis beaucoup trop indépendante pour ça. Donc travailler à mon compte, c’est ce qui me correspondait le mieux. Puis, je suis partie vadrouiller entre la France et l’étranger pendant deux ans. J’ai fait beaucoup de photos mais à titre personnel. Et je suis allée habiter en Israël. Là-bas, j’ai vendu mes premiers reportages photo réalisés en Asie. Et quand je suis revenue en France, je me suis vraiment établie en tant que photographe. Et puis c’est parti.
B!B!: Et maintenant, concernant l’aspect plus formel de ton travail, je voulais savoir où tu trouvais tes sources d’inspiration? Et s’il y avait des sens auxquels tu faisais plus appel pour créer et donner forme à ton travail?
Isabelle Chapuis: Au niveau des sens, évidemment, celui qui est le plus développé chez moi c’est la vue. Mais pour moi la photo, c’est l’éveil des sens de manière générale. Je suis plutôt attirée par la matière donc le toucher. Et la sonorité des photos pour moi est très importante. C’est-à-dire que j’aime beaucoup les photos qui évoquent le silence. Ca ne veut pas dire une photo où il n’y a rien, forcément vide. Des fois, c’est peut-être juste dans la façon de photographier, ce que la personne va dégager. Moi dans les images, en général, je ressens une attention musicale. Ce sont les images qui expriment le silence, qui me touchent le plus. Je vais te donner un exemple mais pour le coup ce ne sont pas forcément des images qui expriment le silence. Par exemple les photos de Solve Sunsbo m’évoquent la musique classique. Les photos de Nick Night, que j’aime énormément aussi, vont m’évoquer des choses plus stridentes, plus accidentées. Chaque photo pour moi a sa musicalité.
B!B!: La matière, comme la musique, est aussi centrale dans ton travail. Cette matière qui te sert à brouiller les pistes pour, au final, ne plus faire de distinction entre photo d’art et photo de mode, faire fi des codes, et créer un univers qui t’est propre.
Isabelle Chapuis: La différence mode et art, c’est une question à laquelle je suis souvent confrontée. Parce que dans les galeries, les gens ont tendance à me dire que c’est trop mode et dans les magazines, ils ont tendance à me dire que c’est trop art. Et clairement, pour moi, c’est vraiment une fusion des deux, une combinaison de ces deux univers qui me plait et vers quoi j’ai envie d’aller. Il y a toujours ce besoin d’étiqueter les gens et de dire que telle personne est photographe de telle chose. Et au final j’ai presque envie d’inventer un nouveau mot. Parce que c’est tellement critiquer le fait de ne pas être rangé dans une case en particulier mais d’en combiner plusieurs. Alors, s’il faut rassurer les gens, inventons un nouveau mot. « Modart », je ne sais pas!
B!B!: Parce que lorsque tu exposes dans une galerie d’art, par exemple à la Galerie Bettina, c’est le genre de remarque qui revient fréquemment?
Isabelle Chapuis: Non, pas à la Galerie Bettina. Parce que déjà Virginie (la galiériste) n’est pas formatée. Et si elle m’accueille dans sa galerie, c’est qu’elle est vraiment dans une attitude d’ouverture. La ligne artistique de sa galerie est justement à mi-chemin entre la photo d’art et la photo de mode. J’ai beaucoup de chance qu’elle soit venue à moi parce que c’est pile poil ce qui me correspond. Et même si ce n’est pas la galiériste qui me représente, elle s’investit comme tel. Ça faisait longtemps que je n’avais pas rencontré quelqu’un qui se démenait autant pour mon propre travail. Surtout quand on est photographe, c’est très difficile de trouver une galerie dans le quartier de Saint Germain des Près. Alors quand on apprend l’ouverture d’une nouvelle galerie on se dit, et à juste titre, qu’il y a peut-être plus de chances de la toucher. Au début, Virginie m’avait contactée pour qu’on mette juste quelques photos dans la galerie. Et, au final, quelques temps après, elle est revenue vers moi pour me proposer de faire l’inauguration et de présenter une exposition à part entière.
B!B!: L’occasion de découvrir ton travail, une combinaison d’esthétique et de sensibilité, qui prend forme avec la lumière. Où vas-tu la chercher? Parmi des références artistiques, littéraires ou ailleurs?
Isabelle Chapuis: Déjà, ce qui peut t’aider à comprendre cette sensation de lumière, c’est que la plupart du temps c’est de la lumière du jour. Même si c’est une reproduction en studio. Et donc, ça garde un côté naturel et effectivement ça peut faire appel à la peinture. Comme je n’ai pas eu de formation photo, utiliser des flashes c’était très compliqué au début. J’ai découvert la lumière du jour et j’ai appris à l’utiliser. Ce que je ressens avec la lumière du jour, je n’arrive pas à le retrouver avec le flash. Et par contre, les sources d’inspiration, elles sont vraiment très vastes. Mais c’est beaucoup du quotidien. Ca peut être des situations de la plus incongrue à la plus banale, comme un visage. Tiens par exemple, la fille qui vient de passer je l’ai remarquée toute à l’heure dans la rue. Je suis très observatrice, surtout quand il s’agit de visages. Je suis un peu tout le temps en casting dans ma tête.
B!B!: Et c’est la démarche que tu adoptes pour trouver les modèles de tes séries? Tu vas vers eux pour leur demander s’ils sont intéressés?
Isabelle Chapuis: Oui. J’aime bien le casting sauvage parce que je trouve intéressant que les modèles soient des gens qui n’aient jamais été photographiés. En tous cas, qui n’ont pas un rapport à la photo habituellement. Et c’est tout aussi intéressant de collaborer avec des gens qui ont l’habitude de travailler avec leur image. Comme pour la série « Cocon », c’est une fille d’agence. Mais, je trouve la plupart des mes modèles lors de castings sauvages. Donc J’ouvre les yeux. Là, j’ai quelqu’un en particulier. Comme je te le disais toute à l’heure, j’ai fait attention à cette fille dans la rue. Je vais à la rencontre des gens puis on discute et je leur demande leur numéro. Un projet peut se concrétiser deux ans après. Ce n’est pas forcément tout de suite. Je constitue une banque d’images de personnes qui m’ont fait tilt, et, un jour, quand un projet prend forme, je les appelle.
B!B!: Chaque artiste a une façon très personnelle de procéder pour trouver ses modèles et l’inspiration. Ces personnes rencontrées dans la rue peuvent être le point de départ pour une nouvelle série, t’inspirer?
Isabelle Chapuis: Les sources d’inspiration peuvent être vraiment des situations du quotidien. Tu vois pour la série « Barbapapa », il y avait la combinaison de plusieurs choses: aller à une fête foraine et être fascinée par la barbapapa et mes deux petits frères de 10 et 11 ans. J’avais envie de faire une série avec eux pour m’amuser. Puis j’ai eu cette vision d’une barbapapa qui prenait toute la tête et qui était mangée par la bouche, progressivement, et qui disparaissait. Je me suis dit que j’allais faire ça avec eux. Ca s’y prêtait bien et on allait s’amuser. Et, en même temps, une styliste que je commence à bien connaître et avec qui j’ai travaillée plusieurs fois m’a proposé de faire une série d’enfants. Et je me suis dit pourquoi pas faire cette série mais un peu plus sérieusement. Du coup, j’ai quand même fait un premier essai avec mes frères. Et c’est là, que je me suis rendue compte que ça donnait quelque chose de trop doux, trop en rapport avec l’enfance. Ce qui m’a amenée à chercher plutôt le contraste que j’ai trouvé chez Axel. Un petit garçon qui a une espèce d’ambiguïté. On sent l’homme qui pointe son nez alors qu’il a peine 10 ans.
B!B!: Et puis il y a ce côté androgyne aussi. J’ai cru que c’était une petite fille.
Isabelle Chapuis: On me le dit tout le temps pour mes modèles: c’est un homme ou une fille? J’aime bien justement sentir chez les hommes la part de féminité et chez les femmes, la part de masculinité. Et aussi avec Axel c’est la question de transition, de passage que je trouvais intéressante. On sent les prémices de quelque chose. Et quand j’ai pris Axel en photo, j’ai vu qu’il avait une photogénie incroyable. Il était assez bluffant pendant les jours de shooting. Le stylisme était tourné vers le Rockabilly avec la crête barbapapa pour donner à Axel un aspect un peu rockeur en carton en décalage avec son regard très sérieux. C’était vraiment l’envie d’utiliser des codes de l’enfance: un petit garçon, une barbapapa, une confiserie pour les détourner par la suite. J’ai appliqué l’exigence visuelle d’une série adulte à un petit garçon pour apporter ce côté décalé.
B!B!: Aussi, je voulais aborder avec toi une autre thématique: la quête identitaire ou l’identité dans tes photographies. Comme dans la série Exode, c’est ce que tu voulais raconter?
Isabelle Chapuis: Oui, il était vraiment question de quête. J’avais en tête ce projet d’« Exode » depuis deux ans mais je n’arrivais pas à trouver le modèle que je voulais. J’ai laissé passer le temps et il fallait que je réalise le projet avant qu’il ne fasse vraiment froid. Il était nécessaire que je me fixe une date sachant qu’il y avait quand même une équipe de dix personnes qui était mobilisée sur deux jours et que c’était un projet entièrement autofinancé. Un mois avant le shooting j’ai croisé dans la rue ce jeune homme, une beauté atypique et je lui ai sauté dessus. Quand je l’ai vu, je me suis dit j’espère qu’il va accepter parce que pour moi c’était vraiment lui.
B!B!: Et le shooting s’est fait où?
Isabelle Chapuis: Il s’est fait dans la région parisienne. Je voulais trouver un paysage assez lunaire. Comme pour les castings, je passe pas mal de temps à chercher les lieux. Je fais ce qu’on appelle des moodboards, des planches d’ambiance par thèmes (le lieu, le modèle, la coiffure, le maquillage, la lumière et le stylisme). Et après j’ai tous les dérivés de l’idée. Pour la série « Barbapapa », c’était vraiment un travail de recherche de matières. Pour « Exode », j’ai concentré mes recherches autour des volumes parce que l’idée m’est venue en découvrant une série de photos dans le Monde Magazine sur un exode rural. On voyait des africains qui partaient de chez eux avec toutes leurs maisons sur le corps. C’était assez impressionnant de voir la façon dont les masses se répartissaient autour du corps. Les gens ne portaient pas de valises mais des pagnes, noués autour d’eux, comme une prolongation du corps sans déséquilibrer la stature pour la marche. Et j’ai trouvé que dans leur drame, ils étaient très beaux. Pour leur rendre hommage, j’ai travaillé cet instant en images. J’ai commencé à faire des collages, des découpages à partir des photos de cet exode. Ensuite, j’ai travaillé sur les volumes en rembourrant de grandes wax que je mettais autour du corps. J’avais trouvé le lieu et mon mannequin. Et le jour du shooting, mettre le principe des masses dans ce lieu et avec ce mannequin, je me suis rendue compte que ce n’était pas nécessaire. C’est intéressant de réaliser qu’il y a beaucoup de préparations. Car c’est important de ne pas être pris au dépourvu. Mais il faut aussi savoir laisser place à l’accident, à l’erreur et à la surprise. Lâcher prise par rapport à ce qu’on avait préparé. J’ai concrétisé ce projet juste de façon différente de ce que j’avais prévu initialement.
B!B!: Et as-tu de nouveaux projets de séries?
Isabelle Chapuis: Oui. En ce moment, je suis entrain de travailler sur l’art Huichol. L’art d’une tribu mexicaine qui vit dans la Sierra Madre (chaines de montagnes au Mexique). Ils travaillaient avec des fis de laine et de coton et quand les conquistadors sont arrivés, ils ont découvert les perles de verre. Du coup, ils se sont mis à les travailler. Leur art consiste à recouvrir des volumes en bois, soit à plat, soit en 3D. Les dessins sont issus de visions chamaniques donc il y a toute une dimension sacrée derrière ces masques. Je ne dévoile pas l’idée. Mais J’ai déjà réalisé une première version de la série que j’ai en tête, avec des fils. Ca n’a pas été entièrement concluant donc il faut que je parte sur la série avec les perles, la deuxième version. Et pour ça je cherche activement mon modèle que je n’arrive pas à trouver.
B!B!: Peut-être au coin ou aux abords d’une rue?
Isabelle Chapuis: C’est fort probable.
B!B!: Et pour finir, nous avons l’habitude chez Boum! Bang! de terminer une entrevue par une sélection de questions, librement inspirées du questionnaire de Proust.
Isabelle Chapuis: Allons-y!
B!B!: Quel est le photographe qui t’inspire le plus?
Isabelle Chapuis: Tim Walker.
B!B!: Si tu étais un livre, lequel serais-tu?
Isabelle Chapuis: « Le pouvoir de l’instant présent » d’Eckhart Tolle.
B!B!: Si tu étais un film, lequel serais-tu?
Isabelle Chapuis: Un des films de Pedro Almodovar. C’est la façon dont il traite les liens psychologiques entre les personnages qui me passionne. C’est cet aspect qui me plaît et que je retrouve dans chacun de ses films plutôt qu’un film en particulier.
B!B!: Si tu devais être une matière laquelle serais-tu?
Isabelle Chapuis: Les matières chrysalides.
B!B!: Si tu étais une couleur, tu serais laquelle?
Isabelle Chapuis: L’indigo.
B!B!: Si tu devais quitter Paris pour t’installer dans un autre endroit, ce serait où?
Isabelle Chapuis: Si je le savais, j’y serais déjà. J’ai habité plusieurs fois à l’étranger. Et je n’ai qu’une envie c’est d’y retourner. Mais je n’arrive pas à trouver un endroit qui combine le développement professionnel comme je le voudrais et la qualité de vie proche de la nature. Je cherche.
B!B!: Si demain tu ne devais plus exercer le métier de photographe, vers quoi te dirigerais-tu?
Isabelle Chapuis: Thérapeute.
B!B!: Une personne que tu aimerais photographier?
Isabelle Chapuis: Tilda Swinton, j’aime sa beauté atypique.
B!B!: Et si je te dis Boum! Bang!, tu penses à quoi?
Isabelle Chapuis: Explosion.
Isabelle Chapuis est représentée par l’agence LN’B. Ses photographies sont exposées jusqu’au 30 octobre 2013 à la Galerie Bettina.