C’est un art du trou de l’empreinte du contour d’angles morts du déplacement de l’observation – suspens – c’est un art du temps, de plein temps.
Gauthier Kriaa prélève cela qu’il voit. Lessive: un enfant raconte une histoire et le soleil était fort et la chemise mouillée et les tâches pas sales apparaissaient mais là où cela séchait, des anti-tâches, et d’autres fausses à l’heure pleine, après déjeuner, quand on dormait et que le soleil cette fois tapait, tombant d’abord sur l’arbre, frappant ses branches, avant de lécher le linge, la chemise posée sur le dossier d’une chaise, impression d’été. Résumer d’un geste chimique, encre magique de la bombe imperméabilisante. Rejouer pour les autres ce qui reste de la mélodie: immersion de vêtement. Ensuite, il suffit d’une chaise qui se pose ailleurs. Gauthier Kriaa est infime, voix infime, geste infime, regard porté sur l’espace entre les feuilles du livre fermé, dense s’il est appuyé. Et si l’objet est brisé, d’autres le ramèneront, socles, poids, jusqu’à sa forme.
Précision, art aussi de la précision. Equilibre toujours délicat des matières, comme en poème. Matière à hauteur de mots, quand le clinique est sensible, délicat. L’instant que l’artiste saisit n’est pas final et a moins fonction de clôture que de ponctuation, on prend l’air. Souvent revient le mot sculpter, accentuer les reliefs et les creux, toucher. Souvent, il faut ôter. Ôter la peau pellicule de farine qui parle de la rencontre de l’eau, de l’air et du temps. En exposition, se jouer des espaces comme on suggère, une circulation à rebours de ce qui habituellement surplombe, une rencontre qui peut se rater, un haut parleur et une quantité de sable mesurée : chuintement de la main. En pratique, se jouer de la matérialité, accepter ce qui épouse comme ce qui rompt, trouver où pousser sans violence. L’été 2020, à l’occasion d’une résidence à Issoudun, Gauthier Kriaa interroge le relief partant de : poussière sur surface plane, montagne dressée au loin sont mêmes en cela qu’elles forment un arrêt et suscitent, par ce qu’elles sont, vertige à qui les sent.
Juillet 2018, je repense au livre de Pierre Bayard, Comment parler des lieux où l’on n’a pas été ? Parler de son attachement à un lieu pour en créer un nouveau, langagier, partagé. Je demande à six personnes de me décrire un lieu ; toutes choisissent des lieux de silence.
A l’une me demandant quel serait mon lieu, je réponds : « la fenêtre de la plus haute chambre chez mon grand-père, celle d’où l’on entend les bruits alentour. » Barnett Newman écrit : « le premier cri humain fut un chant. » Nous apprenons à placer nos voix entre le cri et le silence. Ni l’agressivité bestiale, ni la furtivité animale. A écouter alentour, et répondre. Répondre à ceux qui nous entourent et répondre à ce que l’on voit. (2)
Le geste de sculpter se fait entre le cri et le silence d’où la netteté des angles, des intentions, la lisibilité de l’ensemble. D’où son atroce précarité. Atroce au sens où elle saisit, où il y a rapt, où le tapis se rétracte sous les pieds tout à coup instables du spectateur interdit, dans l’impossibilité de seulement contempler. Nous (vous, moi, lui ensemble) regardons une pratique dans sa jeunesse, qui respire l’instant, arrêtée en 2021 par le regard que l’écriture pose sur elle, et constatons: tout en elle a le poids des ans. Peut-être parce qu’il y a conscience, forte conscience d’une antériorité du geste et de la possibilité pour la singularité Kriaa de s’inscrire dans un mouvement déjà présent. Force et délicatesse d’un courant: être porté par le temps.
Imprimer, envelopper, cartographier. Étendre la mesure, jouer des propriétés, de la transparence. S’inquiéter du surnuméraire. Se soucier du pauvre matériel, du premier, habiter l’orée, rester sur le seuil, marcher sur la crête. Gauthier Kriaa appartient à ce moment que nous vivons, celui qui digère encore Roland Barthes, encore Gilles Deleuze, encore Michel Foucault, celui qui sait l’anthropocène comme il sait Intonaco, la nécessité de la couche d’enduit entre le mur et la fresque, membrane (3), interstice qui fait que cela est. Renseignée, la tête de la main sait, mais le geste, mais la gravité, mais ce que peut la lumière et qui saisit. Entendons, vous, moi, lui ensemble, ce que nous rappelle la pratique: faire pense. Pour son diplôme, Gauthier présente, entre autres et dans l’espace artificiel de l’exposition, un manteau. Ce manteau est né à Cordoue, né de la cathédrale construite dans·sur·autour la mosquée de Cordoue: tout est ceint dans et surgit de contradictions, de dialogues et de porosités qui sont des formes. La tension créée par la verticalité de la cathédrale, seconde, écrase et fend à la fois l’immensité de la mosquée première. Le clocher y entoure le minaret, chacune des deux parois encadrant un espace où circulent des corps, ceux qui viennent voir. Idée du lieu saint. Le manteau rejoue, surface plane tissée en deux faces, la cohabitation et le péril. Les motifs sont une translation des codes architecturaux de chacun des bâtiments. Il est teint d’encre bleue d’écolier, chargé de l’encre avec laquelle on écrit sur les pupitres. Il est finalement bleu roi et blanc, il se tend comme il se porte, en majesté. La face la plus exhibée est celle qui s’effacera en premier.
(1) Titre du mémoire de Gauthier Kriaa, sous la direction de Catherine Strasser, Art-Espace, 2018, Ecole des Arts Décoratifs.
(2) Extrait de la présentation du diplôme de Gauthier Kriaa aux Arts Décoratifs, Art-Espace, 2019.
(3) La même peut-être qui se prélève des sculptures en farine, interstice, trace du rien, reste d’eau.