Gaia. Un peu plus de vingt ans. Des jambes d’enfant qui sortent de shorts déchirés pour s’enfoncer dans des baskets éclatées. Des tâches de peinture sur le nez et sur les mains. Un talent de malade, la bougeotte et des idées bien placées. Au début, quand on rencontre son travail, on se dit qu’on connaît déjà. Le collage, le réalisme, la précision du trait. Ok. C’est ce qui se fait en ce moment. Les animaux, pourquoi pas, ce n’est pas fondamental non plus. Sauf que.
Quand Gaia peint un coq à New York, il vient le confronter à un classique bien sanglant de Bruegel, Le Triomphe de la mort. Il ne s’agit donc pas du simple déplacement d’un animal originaire des basses cours paysannes dans un univers urbain. Il ne s’agit pas non plus tellement de parler du coq comme d’un animal fier et vain (qui continue à chanter le matin alors que nos réveils l’ont depuis longtemps rendu obsolète). Il s’agit de quelque chose de plus neutre, en témoigne le cadrage sur la seule tête du coq dont l’oeil fixe ne nous dit rien – voire de plus cruel: le tableau de Bruegel nous est rendu en noir et blanc et le coq, agrandi au point de pouvoir d’un simple coup de bec transpercer les corps qui jonchent l’arrière-plan, est lui d’un rouge éclatant, oppressant.
Gaia peint des animaux démesurés qui viennent habiter les murs et les portes condamnées de New York et de Baltimore, ses deux ports d’attaches mais aussi de Memphis, Séoul, Madrid ou encore de Vitry. Son genre de prédilection semble être fait de plumes et de becs: coqs ou colombes. Le coq rouge qui se confronte aux classiques et le coq en noir et blanc de Deny me three times (Renie-moi trois fois) qui vient réincarner la trahison de Pierre (Évangile selon saint Matthieu: « Jésus lui dit: En vérité, je te le dis, que cette nuit, avant que le coq ne chante, tu me renieras trois fois« ). On rencontre aussi des animaux hybrides faits de poils comme le tigre-lapin que l’on peut voir en couleur ou en noir et blanc mais qui semble avoir été conçu à l’origine pour un quartier de Séoul où il incarne la transition entre deux années dans le calendrier coréen – ou la relation hiérarchique qui s’est établie entre la colonisation japonaise et l’identité coréenne contemporaine.
Son pseudo, Gaia, vient de la mythologie grecque et signifie « Déesse mère ». L’artiste explique avoir eu pour moteur à l’origine, une envie d’exprimer une sensation de peur qu’il considère comme omniprésente chez les jeunes de sa génération, une crainte apocalyptique liée au réchauffement climatique. (“I wanted to express this strange un-locatable feeling of fear about the end of the world – my generation’s zeitgeist of global warming.« ) Les créatures dont il envahit les murs urbains viennent donc incarner cette menace constante et rappeler les racines terrestres d’un humain souvent désincarné.
Où qu’il pose son art, Gaia ne cesse d’interroger le monde qui l’entoure; quand ce n’est pas notre nature et nos racines humaines, c’est la ville elle-même. The Legacy Project est une « tentative pour réinscrire les figures architecturales ayant forgé nos paysages urbains à la surface de leur héritage¹ ». Ici, Gaia reprend les visages d’architectes tels Le Corbusier et les appose à leurs créations, accompagnés de citations expliquant le raisonnement à la source des différentes structures urbaines qu’ils ont conçues. Ces « oeuvres de rue » viennent raviver le passer et révéler les mécanismes invisibles de l’urbanisme. Créé dans le cadre d’une exposition organisée par l’Université du Maryland (Maryland Institute College of Art) et intitulée « Baltimore as an Open City », ce projet traite des problème de pauvreté et de ségrégation comme données indissociables de la ville en tant que structure. Ainsi, il n’est plus possible de considérer la ville comme une juxtaposition plus ou moins accidentelle d’habitations. Le mur n’est plus seulement une démarcation entre un intérieur intime et l’universalité de la rue, il est la trace d’une volonté structurante. Et, quand l’artiste vient y apposer le portrait de son créateur, la signification de l’ensemble est transformée. Détourné de son utilité fonctionnelle, le mur devient le support de sa formule originelle, de la pensée de son créateur. D’autant que le mur, par essence, n’est pas la toile: il appartient (au propriétaire ou à la ville mais pas au peintre).
Mais ce geste quasi-historiographique, celui de vouloir exprimer la pensée qui structure les villes et les bâtiments à même le derme urbain provoque un décalage. Comme dans une réaction chimique, une composante fondamentale, la réalité contemporaine est ainsi mise à jour: les villes sont nées d’idées (et les idées sont nées d’idéologies). Ces idées ont eu pour résultat la ville telle qu’elle est. C’est-à-dire une succession d’entités adaptés à différents types de besoins: un environnement qui est tout sauf neutre. Dans ce sens, on pourrait utiliser les mots de Debord comme sous-titre au geste de Gaia:
« On ne saurait oublier que si l’Urbanisme moderne n’a encore jamais été un art – et d’autant moins un cadre de vie – il a par contre été toujours inspiré par les directives de la Police ; et qu’après tout Haussmann ne nous a fait ces boulevards que pour commodément amener le canon. Mais aujourd’hui la prison devient l’habitation modèle, et la morale chrétienne triomphe sans réplique, quand on s’avise que Le Corbusier ambitionne de supprimer la rue. Car il s’en flatte. Voilà bien le programme : la vie définitivement partagée en îlots fermés, en société surveillées ; la fin des chances d’insurrections et de rencontres ; la résignation automatique. »
Guy Debord, extrait de La société du Spectacle
L’histoire de la ville: entre liberté et tyrannie. La ville: lieu de la concentration du pouvoir social et, simultanément, lieu de la conscience du passé. Les mots de Debord viennent offrir un nouvel angle à la lecture des travaux de Gaia (dont il ne faut pas oublier qu’il s’agit de peintures produites principalement dans l’illégalité, sur des murs, dans la rue) dont l’oeuvre est incontestablement sur la ville: à la fois au sujet de la ville et de ses racines mais aussi apposée à la surface de la ville, sur sa peau de béton.
¹traduction du texte de présentation du Legacy Project.