Il y a moi et puis il y a toi. Entre nous: l’incommensurable. Né en 1972, Frédéric Léglise peint. De la peinture dite figurative. Des femmes sur fond monochrome et des autoportraits saturés, variations sur le thème de la béance. Regards, sexes, chairs ou tissus entrouverts. À chaque nouveau tableau, cette sensation: ce qui est exposé ne mène à rien et, les sujets ont beau être là, à fleur de toile, un vertige énorme nous saisis. Comme lorsque l’issue de secours de l’avion devient cette incarnation de la catastrophe à venir: si elle s’ouvre, s’en est fini de nous, aspirés-éjectés-disparus. Ce à quoi nous sommes confrontés est donc, dans une certaine mesure, de l’ordre de la menace ou de l’alarme.
Le processus de création à proprement parler commence par le cliché: les modèles sont photographiés dans des situations ou des poses relevant de l’intime avant d’être rendus, identiques mais différents, par le geste de la peinture. De prime abord, difficile de dire ce qui retient le regard dans les œuvres de Frédéric Léglise. Le sujet est là, disponible, comme soumis à notre regard (autant que nous au sien). La force des couleurs, la langueur des poses, les tonalités pop… rien n’explique l’inconfort dans lequel se trouve le spectateur. La culpabilité peut-être. Celle du voyeur vu. La toile impose cela puisqu’elle exhibe un intime qui n’est pas seulement celui de l’artiste. Que la tension explorée semble être celle qui se dessine entre ce que le modèle offre et la distance, énorme, qui reste à parcourir pour consommer ce désir autour duquel tout tourne et derrière lequel se dresse un vide énorme, impossible à combler. La beauté et la légèreté apparente des sujets ne masque que partiellement un sentiment de cruauté ou de défi qui est lui aussi le sujet de la toile. Le modèle et la forme se fondent en une seule et même question-provocation: parce que tu crois que ça va être facile? La peinture et le modèle deviennent ainsi deux mêmes objets du désir, traités avec la même déférence.
C’est qu’il est question d’appel, de vide à remplir. Le tableau est une invitation subtile. Il y a le regard, qui n’a que peu de modes d’apparitions (planté dans l’objectif, et donc dans l’œil du voyeur; de biais, comme absorbé par plus grand; absent, derrière des paupières closes, dans un angle qui le rend inaccessible…), et qui est un élément essentiel de l’entité picturale. Mais il y a aussi la chair, qui occupe souvent une large part de la toile. Pourtant, son importance en termes de surface ne lui donne pas le poids que l’on pourrait imaginer. Déjà parce qu’elle est composée de grands aplats de couleurs aux contours vaguement soulignés par des nuances de rose plus foncé au niveau des oreilles, de la nuque, des orteils et des jointures. Aussi parce que ses couleurs sont toujours à mi-chemin entre la « vraie » carnation du modèle et le plastique baby-doll. Elle est donc comme irréelle, ce qui donne aux corps une nature quasi fantomatique. Pourtant ils sont là et bien là, sur la toile, dans leurs poses lascives. En attente d’un événement. À moins qu’ils ne soient déjà lassés. Reste que l’endroit que peint Frédéric Léglise est celui du seuil, comme si tout à coup la toile était quelque chose d’autre que ce qu’elle est. Il est en effet impossible de ne pas rapprocher certains rapports entre corps et arrière-plan de ces icônes religieuses aux aplats dorés. Vient donc se poser la question du sacré.
«Objet de vénération pour les fidèles, les icônes ont été soumises (…) à de sévères contraintes artistiques. (…) L’icône ne représente pas le monde qui nous entoure. La transfiguration en est la clé en particulier dans le visage des personnages. La lumière est signifiée de deux manières: celle matérielle ou éclairage des objets mais surtout celle intérieure en chacun des personnages. Cette dernière est figurée par la carnation pure et assez claire. » 1 La transfiguration chrétienne d’un côté donc, et le seuil érotique de l’autre. Symbole, support d’une projection mentale dans les deux cas. L’image comme refuge. Voire même, précisément à cause de l’absence quasi-totale de perspective: l’image comme point de fuite. On en arrive donc à ceci que la peinture, dans le processus de création de Frédéric Léglise, permet d’extraire le modèle du réel et de le figer à l’aide de couches de couleurs successives (comme autant de caresses) qui passent d’humide à très sèches, vernies. Emprisonnant le fantasme de l’abandon dans une bulle d’éternité.