Quand la contrainte émet une définition des œuvres.
Éva Jospin ne dit pas « anthropocène » et ne s’enrôle pas « écologique ». Elle ne glisse pas non plus sur la découpe du greenwashing dont l’appellation française est tout en nuancier entre l’immaculé blanc et le vert de l’émeraude : « éco-blanchiment » ou « verdissage ». Depuis plus de dix ans sa proposition nage à contre-courant dans l’eau chlorée : faire émerger le contenu de l’emballage en désignant les arbres qui cachent la forêt. C’est une écologie désherbante (1).
Comment j’ai mordillé mon crayon IKEA jusqu’à retrouver le goût du bois ?
Que faisons-nous de ces arbres, matière première à rêver ?
Des cartons sans garde-forestier depuis que l’intensification technico-scientifique règne en maître sur le déséquilibre planétaire. Ce que Éva Jospin transmet dans son esthétique de l’éthico-politique, pourrait relever d’une Écosophie (2) tant elle va chercher dans nos poubelles ce qui tendrait à faire lumière du “rapport de la subjectivité avec son extériorité – qu’elle soit sociale, animale, végétale, cosmique – qui se trouve ainsi compromis dans une sorte de mouvement général d’implosion et d’infantilisation régressive(3).”
Des cartons en songes perforés, jetables, interchangeables les jours de grand déménagement pour tous les écolos du dimanche, avides en bons sentiments, jamais avares en contradiction depuis que “l’impérium d’un marché mondial qui lamine les systèmes particuliers de valeur, (qui) place sur un même plan d’équivalence : les biens matériels, les biens culturels, les sites naturels (4)” comme l’exposent devant nous les œuvres “Cénotaphe” et Nymphées” de Éva Jospin, revêtues de la même peau cartonnée que les meubles des enseignes du préfabriqué. “Eco” à la racine, OÏKOS, c’est tout à la fois la maison, l’habitat, le milieu naturel. Le capitalisme étendu et délocalisé est aussi enfoui sous les strates subjectives les plus inconscientes.
Ces deux réceptacles s’adressent aux traces que nous laissons quand nous ne les habitons pas. Du Cénotaphe, j’avais pu écrire ailleurs que “personne ne salira de sa trace importune ce bâtiment. C’est l’habitation qui fait elle-même trace. Elle n’est pas l’écho d’un pourquoi mais d’un quand ? (5)“ Le sens évidé, c’est ce que représente le cénotaphe. Ce qu’il n’est pas : un vide de sens.
C’est à partir d’un bloc de carton, son matériau de prédilection, qu’Éva Jospin travaille le concept, pour faire de la sensation sa touche première. Elle creusera la pièce cartonnée jusqu’à en enlever une partie à la surface pour l’échancrer, la canneler, la sculpter. On assiste à l’union saisissante de la matière avec la forme (6). Le carton monumentalise la matière commune qui se sacralise en elle-même en évoquant nos temples perdus, nos dieux enfouis, comme des madeleines dans un monde maudit qui a le malheur de ne plus rien avoir à chercher. Que reste-t-il en effet à explorer si ce n’est l’homme en soi ?
L’interdiction de faire sensation de corps auprès des œuvres est le moyen de dire qu’il s’agit là d’un rapport du sujet au corps, du corps à l’objet, en toute transversalité. L’usure de nos doigts sur les œuvres, conjuguée à notre respiration altérant les conditions de préservation de celles-ci, sont de nouvelles injonctions pour ne pas interroger le temps qui passe et situer l’impact de l’homme. Ce qui pourrait sembler être une évacuation du sensible dans l’idéal suranné de la scientificité (7) permet paradoxalement de réinjecter des sensations sur ces fragments d’un lointain inaccessible, propre au surgissement d’un territoire existentiel rêvé.
Or, c’est proscrire une possible interprétation du lien sujet-corps, une réinvention esthétique quasi-mystique qui met en scène sous la matière de l’uniformisation conformiste, un nouvel espace où se nichent les “mystères”. Les lieux du commun où s’effectuent le passage de la vie à la mort (Cénotaphe), la limitation du divin sur l’humanité (Nymphée). De sorte à faire éclore des Cappricio , une réplique des paysages en peinture imaginaires mêlant poétiquement ruines et architectures plus classiques dans l’unicité d’un irréversible hors du temps. C’est ce détachement du monde environnant dans le monde, clos sur lui-même comme le Cénotaphe que l’on aborde qu’en lui tournant autour, sans daigner y pénétrer, qui rend l’objet artistique proche et loin de nous à la fois.
Une architecture osseuse étirée en pilastres aux ornementations dédiées au recueillement. Des sortes de vestiges de la subjectivité collective, recroquevillés en des archaïsmes lyriques au gré de la disparition de leurs limitations. Difficile de ne pas trouver une “ritournelle existentielle (8)” dans la pratique de Éva Jospin au sens où elle n’hésite pas à “resingulariser des ensembles sérialisés (9)”.
Nous, les contemporains du coup d’état au Soudan et de la taxe Carbone, pour qui chaque parcelle de la nappe ronde est connue et reconnue, voilée et dévoilée, trouvée et retrouvée, nous sommes extasiés par des œuvres en carton nous contant fleurette au point où l’on souhaiterait presque pouvoir cueillir, toucher et caresser cette nature exposée au glacis rugueux ?
Si ce n’est pas toucher le fond, si ce n’est pas là un énième rêve en carton …
On pense indomptables les forêts mais elles sont circoncises par les ciseaux du dompteur. La liberté est encore de savoir en dire quelque chose. Les êtres sont toujours de dociles imposteurs, sensibles à l’imitation de la nature, et prêts à se jeter, le cœur battant, au rythme de la forêt. Que faisons-nous de cette tendresse invertébrée ? Pourquoi le mode avion serait-il le seul à avoir le monopole sur le silence aujourd’hui ?
La forêt, ce n’est pas le silence, au contraire, ce sont des sons qui promettent des formes. Si la forêt représentait autrefois cette limite infranchissable entre l’Ici enterré et l’Ailleurs indéchiffrable, elle est aujourd’hui une trouble frontière entre l’état éveillé et la rêverie. L’ailleurs n’étant plus relégué qu’à un petit coin de songe dans l’ici omniprésent et noyé de l’instantanéité des instruments de médiation. On cherche dans cette forêt un point d’équilibre comme on se recueille devant un arbre que nous avons vu grandir au fil des années, il n’y aura pourtant point d’arbre pour relier la terre au ciel, simplement des lianes, des tiges ou des branches pour s’élancer vers une quête d’ailleurs sans destination, celle qui reste au culte quand tout lui est arraché : un squelette architectural.
L’affrontement Nature et Culture doit être dépassé : les deux notions se briquent ensemble. Nous n’avons pas de pourcentage à fournir de l’un dans l’autre. Nature et Culture sont indéterminables et pourtant si déterminants. Chez Éva Jospin, on redevient sujet d’investigation d’un milieu que l’on ne peut percevoir que médiocrement.
Avons-nous de nos yeux vu la nature ?
Non, si ce n’est à travers des yeux de verre, des iris de culture et des sens en carton. L’homme comme le poisson est inapte à voir son environnement même quand il sort la tête de l’eau, il ne peut voir son milieu autrement que par la rencontre du langage et de la technique. Pour autant, on ne congédie pas l’homme du regard de son époque, on lui fait double invitation. Impossible pour lui d’isoler les matériaux que l’artiste utilise de ses références mythiques et cela opère quand elle titre “Forêt” sa foisonnante et monumentale rangée d’arbres. Éva Jospin ne se perd pas quand elle fait surgir cette forêt de cartes à gratter, elle donne à voir la forêt et son univers de conte qui ouvre l’entrejambe à tous les inconscients freudiens. Car c’est toujours en forêt que les enfants sont abandonnés dans les histoires. Obscure est la forêt comme obscure est la plus cruelle des incompréhensions. La forêt n’est plus vierge depuis longtemps déjà, craquent les vertes prairies, croquent la forêt noire, fleurissent les langues de bois, coulent la magie noire d’un déversement pétrolier sur l’eau de nos inconsistances. Quels secrets encore à perforer ?
Des songes inconscients où se nichent les autels vidés de leurs sacrifices, reportés à un autre moment plus opportun, ou délocalisés dans un ailleurs moins visibles et moins chers. Car le paradoxe est tel que celui qui achète des vêtements sur Amazon, désigné arbitrairement par un plus riche, chevauche le sang d’un plus pauvre.
De sorte qu’il serait facile de dire que la Galleria mène à une vie de galérien. La galerie étale à sa perte : la vue, en jouissant à peine de son illusion si bien rodée, elle s’achemine en conduisant toujours à elle-même. Elle est peut- être une introduction et une conclusion vers un travail nouveau chez Éva Jospin si elle-même n’a pas oublié que les galeries de la Villa Médicis font face à la statue d’un Hermès, le dieu-messager puisque l’artiste véhicule davantage par signes que par discours pour que nous puissions ensuite les métaboliser en mots et assumer pleinement que nous aimons le sens de son travail.
(1) Nous renvoyons à Gregory Bateson et son expression “une écologie des mauvaises herbes”. Il dit “Il y a une écologie des mauvaises idées, comme il y a une écologie des mauvaises herbes” in Vers l’écologie de l’esprit, tome II, Paris, Le Seuil, 1980.
(2) Pour Guattari, il faudrait rompre avec les solutions technocratiques apportées aux menaces de l’homme sur l’environnement naturel pour mettre en lumière l’articulation de “trois registres écologiques, celui de l’environnement, celui des rapports sociaux et celui de la subjectivité humaine”.
(3) Félix Guattari, Les trois écologies, ed. Galilée, p.12.
(4) Ibid, p.15.
(5) Pour aller plus loin sur l’empreinte numérique du Cénotaphe pour mettre en lumière le transfert de l’immatériel sur le matériel, entre le projecteur de l’invisible et son invisible projecteur, lire : Ivan Murit et Simon Lazarus
(6) Au sens où l’entend Aristote pour L’hylémorphisme.
(7) « Des fleurs sont de libres beautés naturelles. Ce que doit être une fleur peu le savent hormis le botaniste et même celui-ci, qui reconnaît dans la fleur l’organe de la fécondation de la plante, ne prend pas garde à cette fin naturelle quand il en juge suivant le goût ». Kant, Critique de la faculté de juger, 1790, trad. A Philonenko, Ed. Vrin, 1968, 16, p.71.
(8) Termes empruntés à Guattari, ibid, p.38.
(9) Ibid, p.39.