Afin de qualifier le déclic foudroyant engendré par une illumination et par un éveil spirituel bouleversant, les chinois habitués à la pratique du bouddhisme « Chán » ont l’habitude de parler de « Wù », cette compréhension instinctive et soudaine vectrice d’une expérience amenée à se prolonger et à métamorphoser radicalement l’univers de celui qui en est la bienheureuse victime.
En 2011, le jeune artiste Étienne Cail (il n’a alors que vingt ans) découvre l’œuvre du peintre Shi Xinning, figure subversive centrale de la scène artistique chinoise contemporaine, accoutumé à l’art d’insérer la figure de Mao Zedong dans des photos où il aurait été tout à fait impossible de le trouver, comme dans ce célèbre tableau où l’on peut voir le Grand Timonier fasciné par la Fontaine ready-made de Marcel Duchamp… Il se familiarise également avec le travail de Zhang Haiying, un autre artiste de la scène picturale pékinoise, qui avait créé une vaste polémique il y a une dizaine d’années avec la présentation de sa série « Anti Vice Campaign », qui figurait alors une série de prostituées chinoises victimes de la violence et de la bêtise soldatesque des forces policières nationales.
Étienne Cail, Autoportrait n°1, 150×220 cm, huile sur toile, 2012 ©
Pour le jeune lyonnais, passé avec un succès marquant par les Ateliers de Sèvres et jusqu’alors essentiellement concentré sur la représentation narcissique de son atelier de travail (qu’il peindra sous tous ses angles dans ses premières années picturales), le choc culturel est d’une violence telle qu’il s’apparente à une révélation artistique centrale, un improbable « Wù », donc, qui le poussera à se rendre à Shanghai quelques jours plus tard pour voir avec ses propres yeux ce qui se trame de l’autre côté du continent eurasien. Là-bas, il fait la connaissance de Zhang Haiying, qui le présente à l’intelligentsia artistique pékinoise, mais aussi de Yue Minjun, autre icône fondamentale de la subversion asiatique du XXIe siècle connu pour la représentation en série de ses toiles aux personnages toujours immobilisés dans une récurrente mimique hilare.
Dès lors, bouleversé par une scène artistique demeurée incroyablement créative, nuancée et intelligemment féroce malgré la rigueur des contraintes étatiques, le jeune garçon décide de se consacrer, en marge de la poursuite de ses « gueules », pénétrées par une vigueur et une force nouvelle, à une série connexe aux créations de Shi Xinning.
Étienne Cail, Kazuhiko n°4, 150×100 cm, huile sur toile, 2013 ©
Étienne Cail, Fusasaki n°2, 150×90 cm, huile sur toile, 2013 ©
Étienne Cail, Kakuji n°4, 150×100 cm, huile sur toile, 2013 ©
Étienne Cail, Kandinsky, 150×120 cm, huile sur toile, 2012 ©
Étienne Cail, Kazuhiko n°2, 150×120 cm, huile sur toile, 2012 ©
Étienne Cail, Hiro, 150×100 cm, huile sur toile, 2011 ©
Étienne Cail, Kazumu n°2, 190×300 cm, huile sur toile, 2012 ©
Étienne Cail, Kakuji n°2, 190×300 cm, huile sur toile, 2012 ©
S’il en vient à peindre lui aussi un portrait profond et charismatique du dictateur communiste chinois en hommage à son modèle, sa nouvelle série, marquée par le télescopage de ses acquis picturaux occidentaux et de ses découvertes récentes orientales, se consacrera bientôt à la refonte visuelle et asiatisée des plus grandes toiles de l’histoire de France, et de la revisite bridée et décalée de l’œuvre de Hyacinthe Rigaud, Eugène Delacroix ou Édouard Manet. Dans ce mélange et cette substitution des cultures, Étienne Cail y trouve la métaphore loquace de sa propre transformation, et de sa vision nouvelle de la création et d’un traitement des sujets plus singulier, plus engagé, plus mature.
Ici, les traits de Kazuhiko (troisième du nom) se substituent à ceux du roi Louis XIV et de la commande officielle exécutée par Hyacinthe Rigaud en 1701. Plus de fleur de lys sur le manteau, plus de symboles régaliens forts autour du Roi Soleil, mais une représentation minimale de l’espace et du détail, qui se concentre sur le sujet humain et sur son environnement global.
Étienne Cail, Kazuhiko n°3, 190×150 cm, huile sur toile, 2012 ©
Étienne Cail, Child n°4, 150×120 cm, huile sur toile, 2012 ©
Étienne Cail, Kakuji n°3, 190×150 cm, huile sur toile, 2012 ©
De l’absolutisme monarchique de l’époque moderne, nous voilà ensuite projeté, non pas dans la révolution culturelle maoïste, mais dans la révolution française des Trois Glorieuses, destinée à botter le revenant Charles X et son royalisme réactionnaire hors du territoire hexagonal. La célèbre toile de Delacroix, fer de lance des collections du Louvre, voit chez Étienne Cail sa « Liberté » féminisée et dénudée, son Gavroche juvénile et son Peuple conquérant et séditieux teintés d’un coloris nouveau et leurs visages se brider considérablement. De même, si l’énigmatique et impudique femme du « Déjeuner sur l’Herbe » de Manet conserve la rondeur de ses hanches et de sa poitrine, ses compagnons ne portent plus la barbe et la moustache que leur avait initialement attribué le peintre moderne, mais voient au contraire leur visage habité par une virginité pilaire très asiatique.
Les réajustements asiatisés d’Étienne Cail, s’ils peuvent sembler au premier abord n’être qu’un exercice de style original brillamment et savamment élaboré, n’en oublient cependant pas de se parer d’une pointe de politisation subtile, comme dans « La Liberté guidant le Peuple » évoquée plus haut, bien sûr, mais également dans cette version glaciale et grisée de « L’Exécution de Maximilien d’Édouard Manet ». Ici, il n’est pas interdit de voir une mise en avant du conflit intrinsèque opposant le gouvernement chinois et la communauté tibétaine depuis des décennies, et la manifestation violente de l’oppression meurtrière exercée par les premiers sur les seconds.
Étienne Cail, Liberté, 190×300 cm, huile sur toile, 2013 ©
Étienne Cail, Déjeuner, 190×300 cm, huile sur toile, 2013 ©
Étienne Cail, Exécution, 200×360 cm, huile sur toile, 2013 ©
Étienne Cail, Child n°6, Le fifre, 200×120 cm, huile sur toile, 2013 ©
Ludique et politique, nuancée et érudite, l’œuvre d’Étienne Cail, radicalisée et magnifiée par ce voyage intellectuel et géographique, est à découvrir jusqu’au 25 mai 2013 à la 22 Gallery à Lyon. Et à garder profondément incrustée dans un coin des rétines et du cerveau: on reparlera sans doute très bientôt de ce jeune peintre novateur et parfaitement audacieux.