La transgression et la subversion sont des concepts qui peuvent paraître désormais inopérants. Même si tout est beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît dans une période de froidure et de repli moral. Au moment où la contamination morale joue plus que jamais Eric Pedersen prouve qu’un « monstre » rode toujours au sein de la nudité qui est ici attaquée autant par la couleur (sang ou sable) que par le trouble de la figure (qu’elle soit isolée ou en groupe). C’est donc ici moins la nudité en tant qu’objet qui déchire les convenances mais le langage qui la soumet à sa trace, son grouillement et à sa fièvre.
Eric Pedersen propose autant d’ouvertures que de fermetures. Celles de la blessure ou celles que Georges Bataille définit dans « L’Erotisme » comme « le sacrifice de l’intégrité d’un organisme ». Et l’artiste de répondre aussi à une autre affirmation de cet auteur: « la nudité ne s’oppose pas forcément à l’état fermé, à l’état d’existence discontinue. Ce n’est pas non plus forcément un état de communication qui révèle la quête d’une continuité possible de l’être au delà du repli sur soi ». Preuve que l’exhibition de la nudité n’est pas ici simplifiée, falsifiée. Tout y est question de langage, de forme. La nudité n’est pas réduite à une simple expression. Elle renvoie l’intimité ouverte de celui qui peint. Elle ne revient plus pour Eric Pedersen à poser simplement devant lui un objet qu’il saisit. Tout tient dans ce qu’il pense en créant et comment il pense son œuvre. Le nu existe donc pour exhiber une pensée dérobée diabolique, pour manifester une courbure de la pensée dans la façon de saisir, d’aborder le réel.
© Eric Pedersen, série Sleeping Giants, The Untitled Painting of Vikki Sleeping, huile sur toile, 284 x 198 cm, 2010
© Eric Pedersen, série Sleeping Giants, The Untitled Painting of Jonny Sleeping, huile sur toile, 284 x 198 cm, 2011
© Eric Pedersen, série Sleeping Giants, The Untitled Painting of Sarah Sleeping, huile sur toile, 284 x 198 cm, 2011
© Eric Pedersen, série Sleeping Giants, The Untitled Painting of Aaron Half Asleep, huile sur toile de lin et panneau d’aluminium, 284 x 198 cm, 2012
© Eric Pedersen, Doppelgängers, huile sur panneau d’aluminium, 96 x 64 cm, 2010
© Eric Pedersen, Clusterfucked, huile sur panneau d’aluminium, 122 x 64 cm, 2010
Ce choix ne représente pas le symptôme de la décision métaphysique d’une fondation dans l’essence, l’idéal ou l’éternité. L’exhibition-expérimentation du corps forme comme un plan en amont de la philosophie. Le nu ne sert donc pas forcément – comme chez Hegel – à une quête de la forme idéale. Il existe chez Eric Pedersen le refus de la biffure de la beauté mais en même temps le refus d’une modélisation spirituelle à travers le « totem ». Le nu n’est plus un simple embrayeur d’une spiritualité. Il exclut la transcendance tout autant que l’archétype trivial. Le nu reste donc imprenable et devient créateur d’une angoisse qui peut représenter d’ailleurs un plaisir mal consumé et mal accepté, un désir contourné de jouir de l’autre ou de l’ailleurs. Reste la présence sinon d’une tentation du moins d’une hantise dont le sens est volontairement présenté comme confus et ambigu entre douleur et plaisir, viol ou orgie consentie. Néanmoins la délivrance est absente, tout ressemble à un départ raté, remis à plus tard en un aveuglement, une attente exaspérée ou désespérée.
© Eric Pedersen, Laura, huile sur toile, 46 x 61 cm, 2009
© Eric Pedersen, Jillann, huile sur toile, 46 x 61 cm, 2009
© Eric Pedersen, Rajiv, huile sur toile, 46 x 61 cm, 2008
La femme fuit en sa nudité, trame en l’acceptant de gré ou de force une répétition, une incantation pour croire combler un vide. Par ce biais Eric Pedersen tend par ses images un accès du regardeur à lui-même à travers l’image de l’autre. Plus question de se défiler. Et en ce parcours initiatique aucun chérubin au glaive flamboyant n’est utile. Nous sommes là comme hors du monde dans le monde car tout se passe comme si ce dedans jusque là occulté se déclarait enfin. Une brèche est ouverte dans ces zones habituellement soustraites aux rites de la connaissance par un rite où tout vacille dangereusement, bascule. D’où la force de ce franchissement, de ce passage dans les canyons les plus profonds de l’être, d’où l’enchantement, l’extase nue de telles peintures. Elles peuvent rester de fantastiques machines désirantes mais où le désir est douteux. L’artiste crée une tension essentielle entre réalité et imagination. Il interpelle celui qui regarde en l’introduisant dans les coulisses du spectacle qu’il peut voir sans être vu. Il est jeté au milieu des corps en mouvement afin d’en recevoir plus directement leurs sensations. Le théâtral pictural est mobilisé par un langage plastique qui devient un révélateur d’une nature inédite. Il ne se contente pas de ce que Sade écrit dans « La philosophie dans le boudoir »: « Voluptueux de tous les âges et de tous les sexes c’est à vous seuls que j’offre cet ouvrage ». La connivence qu’il propose est d’un tout autre ordre. Les concepts d’érotisme ou de pornographie deviennent des concepts vides. Seule la forme fascine. Elle n’avance pas cachée. Le corps sort du tombeau de sa nudité et non seulement afin de proposer un baiser funèbre. Ce n’est plus seulement la nudité mais la peinture qui est possiblement épiphanique même si le doute est permis.