Entre mai 2020 et février 2021, Eric Madeleine m’a laissé le temps de: boire en soirée avec des amis, faire le tour du souvenir de sa présence en Pompidou, déjeuner léger, boire du thé, visiter des galeries, parler. Nous voulions faire un entretien, j’étais absolument tétanisée par les efforts qu’il me fallait déployer pour commencer à comprendre, pour tenter de situer tout ce qu’il avait fait et quand il l’avait fait et comment il fait encore. Ce qui suit est trace et question.
Son for intérieur, l’ont peut-être vu: Nathalie Quintane, Gilles Clément, un charmant petit cactus (c’est la première photo de la première série: « stick it where the sun don’t shine » en 1996), Fabrice Hyber, Élisabeth Lebovici, Christine Macel, Arnaud Labelle Rojoux, Georges Tony Stoll, Pierre Giquel, Les Tétines Noires, Ethnician, la mère et l’enfant, Philippe Meste, Samon Takahashi, une tête de sanglier, l’inconnu au masque de concombre, Ludovic Duprez (…) au moins.
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Il y a d’abord des catégories. Une photographie ne fait pas oeuvre, pas plus qu’un geste ou un dessin. Il est question de mesure, de lecture: un pouce, ‘a thumb’, an inch. Observer le monde et rendre ce qui le meut sachant: la traduction pourrait trahir. Avec lui elle translate (comme le drap qui dénude, en précis). Nathalie Quintane est poète, Gilles Clément jardinier, chacun a une fonction. Nathalie Quintane a une paire de lunettes, Gilles Clément une lampe torche. Ils nous font face et nous voyons ce qui les confrontait: un corps appareil à prises de vue, offert par le bas. Qu’est-ce que je pose de moi lorsque la chambre de l’autre est claire? Oscura.
Chez Eric Madeleine, tout semble tiré au cordeau. Comment passer du corps-objet à l’habitude-fiction ? (1) Léger glissement dans la forme, bouleversement du concept, radicalité du dispositif dans un temps où l’ère industrielle est dite morte tandis que celle du service fait eldorado. Comment comprendre la performance dans le spectre allant d’une action qui n’est pas jouée, au résultat d’une épreuve, ou au rendement d’une entité, tout en déjouant perpétuellement la logique marchande ? En médecine, on dit de l’habitus qu’il s’agit de l’apparence générale du corps considérée comme le reflet de l’état de santé ou de maladie d’un individu (2). Le geste d’Eric Madeleine fait non pas du corps le reflet d’un état mais l’état lui-même. La maladie serait alors autre: deux serveurs se tiennent la main lors d’un banquet, leur productivité en pâtit, et l’amour-passion se révèle en entrave; un oeil de boeuf aspire le regard et c’est un corps bélier que le spectateur découvre par les pieds, risquant sans comprendre la peur d’un choc, la trivialité d’un corps, la bête nudité quand elle est neutralisée, c’est-à-dire affirmée. A l’époque du corps-objet, l’artiste sévissait sous l’appellation « Made in Eric ». Translatant Madeleine, pécheresse repentante, douceur du souvenir en « Made in », synthétisant ainsi, par le nom, ce qui fait notre temps: verbe, participe passé, préposition, souvent de lieu. Fétiches et fantasmes à l’ère consumériste versus idôles-poussières d’un autre temps. Made, fait, joué: il n’y a plus rien à faire. Il faut entendre cela de la pratique d’Eric Madeleine qu’elle est d’abord conscience du saturé.
2020-2021: Se rejoue aujourd’hui dans l’atelier des questions qui adressent la trace. Fusains à grande échelle précis jusqu’à l’obsession, cherchant comme on gratte à rendre compte de ce qui a peut-être été. L’élan vient de ce que la performance est parfois mal documentée: prises de vues impossibles, images insatisfaisantes. A rebours, parce qu’il revient sur ses pas, l’artiste recréé en quelques méticuleuses semaines ce qui, en chair, n’avait duré qu’un instant. Et si l’action n’était pas le seul lieu de l’oeuvre? (3) A comparer les photographies-documents et les fusains, tracés avec technique et plaisir, on découvre cela que le malaise, qui est d’abord un trouble, revient face aux seconds là où les premières, par leur distance, tuent l’interpellation comprise dans le geste. Il faut entendre ce désir: é.mouvoir, que l’expérience du voir, qui est souvent très brève, déplace corps et coeur du spectateur.
Public cherchant sa place
Déplacer la fonction du corps ou plutôt lui attribuer une fonction qu’il n’a pas à priori.
Eric Madeleine, code barre tatoué sur le crâne rasé, est « étalon » : Tout ce qui (objet, résultat d’expérience, propriété d’un corps) sert officiellement ou conventionnellement de point de référence. Né en 1968. Pour son diplôme de fin d’études, il discute avec le jury depuis une pièce close, par écran interposé. Quand rien ne reste à dire, il les rejoint, corps nu porté puis posé, socle pour un projecteur diffusant l’enregistrement d’une performance où le corps, socle pareil, sert de garage à vélo. L’artiste est entré depuis dans la collection du Centre Pompidou, devenu enseignant, toujours praticien. La pratique qui aujourd’hui hache le papier, le teinte, cherche et rejoue l’endroit de la rencontre, autrefois peignait des scénarios à jouer, autrefois s’invitait sur les plateaux télévisés (surtout s’il s’agissait d‘acheter). Qu’est-ce que je vois quand je regarde? « Le sol », dit l’homme porté. « Mais vous pouvez bien mater mon cul. » Offrande, offense la pratique s’affirme comme une adresse, comme un menton ou un sourcil qui se lève. Quand Eric Madeleine se fait porter dans le Centre Pompidou, il focalise l’attention du public sur la tension entre le désir de voir un artiste inversé sur chaise percée et la possibilité d’être prochain sur la liste des porteurs (la performance impliquait un passage de relai spontané). Le décor, les mastodontes sur cimaises qui l’entourent perdent tout à coup de leur aura, ou alors en insufflent à Madeleine qui, retrouvant son nom de baptême, ajoute une délicatesse proustienne à l’apparent sacrilège.
Encore: partout dans le travail d’Eric Madeleine il est question de ce que j’offre et de ce que tu vois, de ce que tu veux et de ce que j’entends. Partout, il s’agit de mettre à jour les mécanismes à l’oeuvre dans cet appétence dont l’art a besoin, que l’art nourrit ou relance, de sa tendance anthropophage. Enfin, dans cet absolument rien de la performance , qui n’est qu’un geste, une apparition, que seules des traces renseignent, reste un suspens: nous montrant, lorsqu’elle est juste, ce qui est possible à un moment, la forme performée parle de son temps. Voyant ce qu’Eric Madeleine a fait, force est de constater que les événements documentés par les photographies et les dessins craquent dans ce présent où le rejeu se pourrait, mais entendu comment?
(1) « Il y a aussi les Faux-Pensants et les Autotomies. » propos de l’artiste
(2) https://www.cnrtl.fr/definition/habitus
(3) « OUI! on pourrait même dire que la performance serait l’équivalent du dessin, quand le dessin s’écrivait encore dessein (jusqu’à la première moitié du 17e siècle) et qu’il n’était qu’une étape de l’élaboration du tableau. » propos de l’artiste