“Il délire, mais sa folie ne manque pas de méthode”, Shakespeare, Hamlet
La peinture-événement d’Enzo Certa ne s’embarrasse pas de monotonie. Toujours en étroite complicité avec la couleur-énergie, chaque composition semble célébrer un épisode tout à la fois marquant et nébuleux : une intronisation, une victoire, un putsch, une révélation ?
Signe de l’appétence de l’artiste pour l’exploration généreuse et jouissive des codes de l’histoire de l’art, cette peinture se régale de recherches et d’études sur les oeuvres au fil des siècles avec une voracité d’ogre ; qu’il s’agisse de la touche, des couleurs, des références ou de la composition, la gourmandise est de mise, lequel lien est également établi dans l’étymologie partagée de “saveur” et “savoir” (sapere : avoir du goût).
Nul doute que les études de restauration d’œuvres d’art d’Enzo Certa influent sur son regard historique : les productions plastiques sont des constructions dont il s’agit – en se gardant bien de les sacraliser – de déchiffrer le vocabulaire propre à chaque époque.
Si, dans le Laocoon, Lessing oppose la linéarité du texte à la simultanéité de la peinture, est pourtant ici convoquée une ut poesis, pictura qui confère au support plastique la même potentialité d’exégèse que le langage. Comme dans un film, les scènes peuvent être rembobinées ou avancées. Les strates de cette peinture toute héritière des tableaux d’histoire appellent à être décortiquées dans leur embrouillamini, entreprise aidée par la rigueur des plans et la technicité du dessin.
Entre les extrêmes, le dialogue se fait par la séduction du witz, trait d’esprit non exempt d’humour qui unit les choses désunies. Au sein du too much, quelque chose, quelque part, tient la route, pour peu que l’on se laisse prendre au jeu. Entendu, la cohérence de l’œuvre survit au mélange des genres, veine tragi-comique relevant de l’opéra et de la libre expressivité. Et, de la pâte au motif, il n’y a qu’un pas : les atmosphères se mélangent comme sur la palette du peintre.
Retournement carnavalesque où le noble et le vil se mutent, loterie babylonienne1 qui s’affranchit des lois pour établir de nouvelles règles2, l’ordre d’Enzo Certa serait celui d’une société bouffonne qui se déploie dans un magma organisé.
Cahin-caha, les multiples acteurs glanés dans un large panel de styles se confrontent et se conjuguent dans une composition qui articule avec une apparente aisance ces éléments aussi disparates. La palette est sucrée, comme pour attirer les abeilles et les regards.
Dans cette vaste machinerie, l’artiste déploie autant de stratagèmes que de leurres pour empirer le dénouement de l’énigme visuelle. Par exemple : provoquer la maladresse (en peignant de la main gauche) dans l’optique d’empêcher la peinture de se donner trop facilement ou trop vite. Tantôt apparente, tantôt léchée – et débordant parfois sur des ajouts de toile – la touche maintient l’énergie de l’ensemble, tout en courbes comme dans l’œil du cyclone. Le cortège de chairs rubéniennes et leur fourbi d’accessoires semblent constamment en action.
La cohabitation dans une décadence anachronique de ces personnages médiévaux, figures pop et êtres caricaturaux relèverait dès lors d’une forme de gageure si le sens de la composition de l’artiste ne sous-tendait le barda. Pousser le vice de la peinture jusqu’au délire, en faire un peu trop comme au théâtre, en somme, montrer en quelque sorte que le tableau n’est pas une fin en soi, mais un artefact parmi d’autres, une trêve momentanée qui reste ouverte à la discussion.
1 Pour paraphraser le titre d’une nouvelle de Jorge Luis Borges publiée en 1941 dans le recueil Fictions, La Loterie à Babylone, décrivant une loterie poussée à son paroxysme où toute la structure et les événements sociaux sont tirés au sort (la richesse, la prison, le mariage etc…).
2 Voir Jean Baudrillard, “ce qui s’oppose à la Loi n’est pas du tout l’absence de loi, c’est la Règle”, in De la séduction, p.180