Un entretien Boum!Bang!
Les modèles d’Emma Barthere déambulent, posent ou s’abandonnent sur des plages désertes ou dans des entrepôts désertés. La douceur de leurs formes détonne avec ces environnements inhospitaliers qui agressent leur innocence. Et pourtant leur aura illumine ces lieux un peu austères et les rend plus rayonnantes que jamais. La femme, source de vie, enchante à nouveau des lieux morts prématurément et sont autant de façons pour cette jeune photographe de parler d’elle, des femmes et de l’Homme.
B!B!: Par quel chemin es-tu passée pour arriver à la photographie?
Emma: J’ai toujours aimé l’image. Mon père m’a offert mon premier appareil quand j’avais 15 ans. Je me baladais toujours avec et je faisais beaucoup de photos dans la rue. Parallèlement à cette passion, j’ai fait un cursus littéraire avec une option lourde en théâtre. Nous abordions la pratique théâtrale, le jeu d’acteur mais aussi énormément l’aspect théorique, notamment au travers de la scénographie. Ensuite, j’ai commencé des études d’art plastique à Bordeaux et j’ai tenté le concours d’entrée aux Gobelins à Paris, j’ai été acceptée. J’y ai suivi des cours de photo de 2003 à 2005, principalement du studio. Techniquement, j’ai appris beaucoup de choses mais je me suis vite rendue compte que le contact avec l’humain, avec la vraie vie, me manquait. J’ai donc assisté plusieurs photographes de presse, en permanence en contact avec des gens, et cela m’a confortée dans cette envie de faire du portrait. Parallèlement, j’ai commencé à développer mon travail personnel, j’ai arrêté l’assistanat au bout de 5 ans et me suis lancée. J’ai eu la chance de croiser la route d’Eric Higgins, collectionneur et éditeur de portfolios, pendant des rencontres organisées par la MEP (Maison Européenne de la Photographie). Je lui ai montré les premières photographies de ma série « Pieds nus » à laquelle j’avais mis un terme et il m’a encouragée à la reprendre en me disant qu’il y croyait. J’ai eu vraiment l’impression qu’il m’avait sondée et que quelqu’un comprenait quelque chose de moi que je n’avais moi-même pas intégré. Deux ans plus tard, mon portfolio est sorti, avec, en plus, une préface d’un grand monsieur de l’art contemporain, muséologue, critique et universitaire, Paul Ardenne. Je l’ai contacté au culot, en suivant les conseils d’une amie journaliste et j’ai eu de la chance! Il a un regard très intéressant sur les femmes et sur la photographie. Depuis, tout se met en place progressivement. C’est un peu trop long à mon goût mais il faut garder la foi malgré les moments de doutes et s’investir toujours plus. Ma rencontre à 16 ans avec les œuvres de Joel-Peter Witkin a également été une vraie révélation, un vrai choc! Son univers est si riche, si poétique et si puissant. Il m’a permis de me dire « pourquoi pas moi? ».
B!B!: Comment définirais-tu ton style?
Emma: C’est difficile d’avoir suffisamment de recul par rapport à mon travail pour en parler. Plus tard, lorsque ma production sera plus dense, je pense que la lecture de mon oeuvre sera plus évidente. En fait, ce que je fais, je ne le conscientise pas toujours, j’agis de façon assez spontanée, mais ce que je peux dire de mon travail, c’est qu’il a une facture très classique, il se situe dans un réalisme familier que j’aime troubler de manière subtile. Je tente d’ouvrir les portes d’un monde plus nuancé et spirituel.
Au niveau de mes inspirations, je suis beaucoup plus touchée par la peinture que par la photographie. Ma dernière grande révélation vient de là et plus précisément des toiles du peintre américain Richard T Scott. Je me retrouve totalement dans son art. Il travaille avec tous ces codes propres au classicisme et j’aime sa façon de brouiller les choses, d’offrir à son spectateur de nouvelles perspectives. Je puise également mon inspiration dans la peinture baroque, le surréalisme, le romantisme et le travail du groupe de photographes Photo-Secession dont faisait partie Alfred Stieglitz et qui, au début du XXème siècle, s’est battu pour positionner la photo comme un art à part entière et lui faire prendre un tournant décisif. Mes autres sources d’inspirations? La nature, l’amour, ce qui explique que je travaille beaucoup sur le couple, certains penseurs, mon parcours au théâtre, des auteurs comme Joël Pommerat ou Peter Brook, l’architecture intelligente ainsi que tout ce qui concerne l’écologie, un sujet auquel je suis très sensible.
B!B!: Quelles sont les différentes étapes nécessaires à la réalisation de l’une de tes photographies?
Emma: Même si j’ai fait beaucoup de studio, j’ai du mal à rester enfermée entre quatre murs ce qui explique mon goût pour le travail en extérieur, en lumière naturelle. Il n’y a rien de tel! J’aime travailler dans des lieux qui existent, faire avec ce qu’il y a, comme dans les usines abandonnées de ma série « Pieds nus ». Il me faut parfois un an pour trouver le bon endroit. Les repérages me prennent beaucoup de temps mais cela fait partie de ce que j’aime, la découverte de lieux. De la même manière, j’aime découvrir des gens. Mes modèles étaient des amis au départ. Aujourd’hui, je travaille avec des femmes que je ne connais pas forcément et qui arrivent à moi par le bouche à oreille. On se rencontre, on se parle et je pense que pour travailler avec elles, j’ai besoin d’être touchée, de me sentir en phase avec leur façon d’être et de se positionner en tant que femme. Ce sont de vraies sources d’inspirations et j’ai en quelque sorte besoin de tomber amoureuse d’elles. Une fois que j’ai mon lieu et ma modèle, j’ai besoin de réfléchir, de penser la photographie. Ensuite, il faut trouver le bon moment pour la prise de vue. Je travaille alors avec ou sans assistante, souvent avec une amie qui m’aide à m’occuper de la modèle et il m’arrive d’ajouter sur place quelques réflecteurs de lumière si besoin est. Comme les lieux, majoritairement situés en banlieue parisienne, sont souvent squattés ou sous surveillance, il faut travailler vite. Je commence par exécuter la prise de vue que j’avais en tête, celle que j’avais visualisée. C’est un point de départ. Puis on improvise et j’essaye le plus possible de rester ouverte à toutes les propositions, celles de ma modèle mais également celles du lieu. La suite du processus diffère ensuite en fonction des séries. Pour celle en couleur, « Pieds nus », j’ai travaillé en numérique avec un Nikon. En post production, j’interviens sur la colorimétrie et éventuellement pour supprimer un élément gênant mais c’est tout. Pour la série en noir et blanc « The Beast », je suis en argentique avec un Hasselblad moyen format. Je collabore ensuite avec une tireuse professionnelle (Nathalie de Fenêtre sur Cour) qui travaille à l’ancienne avec un agrandisseur. J’accorde beaucoup d’importance au support, je choisis pour mes tirages des papiers assez texturés, jamais brillants pour qu’ils aient certains attributs en commun avec la peinture. C’est pour cela que je tire également certaines de mes photographies sur toile. J’aime aussi transgresser le support traditionnel de la photographie pour des supports tels que le bois ou le métal. Cela apporte une autre dimension à la photo, elle vit différemment.
B!B!: La femme est omniprésente dans tes photographies. Pourquoi?
Emma: J’ai une fascination pour la femme et ce travail est certainement aussi une façon de parler de moi. C’est encore complexe, j’ai du mal à l’analyser mais ce qui me paraît évident c’est qu’en réalisant ces photos, je mêle mon intimité à celle d’autres femmes. À ce titre, je ressens le besoin que mes modèles soient naturelles, sensuelles, vulnérables mais jamais soumises, qu’on puisse ressentir chez elles une certaine forme de liberté, un positionnement par rapport au monde, sans pour autant tomber dans la provocation ou le féminisme déplacé. Je ne recherche donc pas des corps parfaits mais des corps spontanés, des corps dans lesquels je me reconnais.
B!B!: Le portrait c’est ton truc. Tu as envie de continuer dans cette direction ou d’essayer autre chose?
Emma: J’ai envie d’approfondir mon travail, de faire en sorte qu’il réponde à certaines de mes questions et qu’il me permette de mieux me connaître. J’ai également envie de savoir ce qu’il peut éveiller chez les gens. Mes séries ne sont pas des suites les unes aux autres mais elles se complètent. Ainsi, si ma série sur les sirènes est beaucoup plus onirique que les autres, il y est question, comme dans mes autres séries, de la mise en avant de toutes les facettes d’une femme: sa beauté, son mystère, son côté animal, sa force, sa vulnérabilité, son érotisme et tout ce qui constitue un être humain. J’ai également créé une série de couples, pris en photo sur des toits. Là encore, même si j’ai aimé montrer le rapport entre hommes et femmes, ce sont elles le point de départ de mon travail. Pour moi, l’homme est arrivé dans un second temps, pour se lover dans la photographie et c’est la femme qui mène la danse.
B!B!: Que recherches-tu en confrontant des corps de femmes nues et des environnements inhospitaliers comme une usine abandonnée?
Emma: J’aime le contraste, brouiller un peu les pistes et les repères. Le trop évident ne m’intéresse pas et puis, la vie, les choses, les gens sont complexes, constitués d’ombre et de lumière. Il y a dans “Pieds Nus”, du profane et du sacré, du chaos et de la sérénité, du vivant et du mort, de la souillure et de la pureté. Or, de cette rencontre inopportune naît une certaine harmonie. J’aime l’idée que ces univers puissent se compléter, s’équilibrer et finalement se réguler.
B!B!: Peux-tu nous parler de ta nouvelle série sur le thème des sirènes? D’où t’es venue cette idée?
Emma: L’idée est née, il y a un an, en me baladant sur les falaises de Belle-Île-en-Mer. J’ai eu, je ne sais pas trop pourquoi, très envie de voir des sirènes et je me suis dit que la seule possibilité pour y arriver était de le faire moi-même. Cette envie doit venir de mon enfance et je crois que la complexité des sirènes m’a toujours plu. Elles sont à la fois peur et fascination. C’est cette ambivalence qui m’intéresse. De retour à Paris, je me suis mise en tête de fabriquer une queue de sirène et j’ai fini par rencontrer une jeune femme très talentueuse (Véronique Lorne) qui a « accouché » d’une incroyable création qui m’a permis de débuter l’aventure. Encore une série sur la femme vous allez me dire! Mais cette fois-ci, j’ai essayé d’en montrer la part de « bête » et la part de « belle ».
B!B!: Quelles sont tes actualités et tes envies?
Emma: J’ai été sélectionnée pour participer à la prochaine édition du Festival Européen de la Photo de Nu à Arles (FEPN) en mai 2013. Je vais exposer ma série « pieds nus » dans le cadre d’une expo solo. Boum!Bang! m’a également proposé de faire une expo solo fin mars au Chapon Rouge, rue Chapon. Je continue ma série « The Beast ». Je poursuis mes repérages et je vais très prochainement organiser des prises de vue en bord de Seine car j’ai envie de montrer ma sirène égarée. Je reviendrai à la mer après. Par la suite, j’aimerais me confronter à nouveau au studio et travailler sur des nus masculins dans le cadre d’une série très intime, aux éclairages léchés. Son objectif sera de mettre en lumière la part de féminité qui je pense sommeille en chaque homme et qui, me touche beaucoup, cela sans tomber dans la caricature. J’ai déjà fait des nus masculins quand j’avais 20 ans mais j’ai très vite arrêté car je n’avais pas les épaules pour ça. Aujourd’hui, j’en ai 30 et j’ai envie d’y revenir. J’aimerais également me lancer dans une série de mode en collaborant avec une styliste. Je trouve souvent toutes ces photos si ennuyeuses, j’aimerais donc bien faire une proposition dans cet univers. De toutes les façons, je recherche de nouvelles collaborations, j’ai envie de travailler avec de nouvelles personnes car ce métier est un métier solitaire où parfois, il est difficile de sortir de l’isolement. Et puis la collaboration oblige à sortir de ses propres systématismes, à aller en douceur vers de nouveaux horizons.
B!B!: Les chroniqueurs de Boum! Bang! ont pour habitude de terminer leurs interviews par une sélection de questions issues du questionnaire de Proust. En voici quelques-unes librement adaptées:
B!B!: Quel est ton photographe préféré?
Emma: Joel-Peter Witkin.
B!B!: Quel artiste aurais-tu aimé rencontrer de son vivant?
Emma: Anne Brigman.
B!B!: Qui aimerais-tu photographier par-dessus tout?
Emma: Marilyn Monroe.
B!B!: La prise de vue de tes rêves, elle se déroule où?
Emma: J’adorerais photographier quelqu’un dans l’eau et dans le Grand Palais.
B!B!: Dans la vie quelle est ta devise?
Emma: Aimer.
B!B!: Si tu étais une femme célèbre, tu serais laquelle?
Emma: Anita Conti.
B!B!: Si tu étais un nu célèbre, tu serais lequel?
Emma: Un des nus d’Anne Brigman.
B!B!: Si tu devais exercer un autre métier, ce serait lequel?
Emma: Danseuse ou metteur en scène, mais ça, j’y viendrais!
B!B!: Quelle est ta partie du corps préférée?
Emma: Le cou
B!B!: Si tu étais une créature imaginaire, tu serais laquelle?
Emma: Une sirène
B!B!: Qui est la sirène que tu écoutes en boucle?
Emma: En ce moment, j’ai besoin de silence.
B!B!: Quelle est ta légende préférée?
Emma: Barbe bleue.
B!B!: Boum! Bang! en photo, cela pourrait donner quoi?
Emma: Je vois quelqu’un en lévitation suite à une explosion. Quelqu’un projeté dans les airs avec douceur, en apesanteur, comme si le temps était suspendu.
B!B!: Et pour terminer, si je te dis tout simplement « Boum! Bang! », tu me dis?
Emma: Par terre.