On dira d’elle partout qu’elle utilise uniquement le procédé de tirage Fresson (comme Bernard Plossu). Que ça explique la dinguerie des couleurs. Elle raconte qu’elle rôde, l’appareil sous le manteau, à l’affût de l’instant qui va l’émouvoir. De celui qu’elle attend depuis toujours. Elle dit aussi qu’elle n’a pas fait d’école autre que celle de l’apprentissage, dès 15 ans, du procédé photographique dans un studio à Sucy-en-Brie. C’est-à-dire qu’elle a commencé par y faire le ménage. Parce que c’était ça ou l’industrie textile. Elle sera ensuite laborantine pour la presse. Ce n’est qu’à partir de 1981 que Dolorès Marat, née en 1944, produira ses « photographies personnelles ». Toutes ces données constituent une sorte de mythe et la tentation est grande de penser qu’on pourrait formuler à partir d’elles la recette des photos Dolorès Marat, leur secret. Car l’univers de la photographe est intense. On entre en effet dans ses clichés comme dans des tableaux, des instants tellement réels qu’ils confinent au magique. Un ensemble poudré, un brin nostalgique, toujours vrai, là, épidermique.

Dolorès Marat, LES DEUX CHATS LA NUIT, RUE SAINT-ROCH A BASTIA - Extrait de la série "La ville, la nuit", 1998. Collection du Centre Méditerranéen de la Photographie
Dolorès Marat, Les deux chats la nuit, rue Saint-Roch à Bastia, série « La ville, la nuit », 1998 © Collection du Centre Méditerranéen de la Photographie 
Dolorès Marat
Dolorès Marat ©
Dolorès Marat, La joueuse de bandonéon, série métro
Dolorès Marat, La joueuse de bandonéon, série « Métro » ©
Dolorès Marat
Dolorès Marat ©
Dolorès Marat, 1997, Collection MEP, Paris
Dolorès Marat, 1997 © Collection MEP, Paris

La photographie de Dolorès Marat se passe la nuit. La question ici n’est pas tant celle de la prise de vue. « Le dromadaire du théâtre de Palmyre », par exemple, a été prise en pleine journée et semble sortie d’un rêve: le ciel (d’une couleur indéfinissable) gronde tandis que l’animal paît sur une dalle qui semble ne proposer aucune herbe, rien de comestible. En arrière plan, le théâtre, d’un calcaire aux tons roses. C’est d’ailleurs lui le sujet; ses arrêtes débordent de la photographie et, passant sous le dromadaire, il dévore le premier plan au point que l’on se demande s’il n’arrive pas jusqu’à nous. Les tons Fresson, l’angle de la prise de vue: impossible de ne pas avoir la sensation de fausseté que procure le décor en carton-pâte. La façade tranche avec le ciel comme s’il s’agissait d’un collage (elle aurait donc l’épaisseur du papier photo) tandis que l’ouverture principale suggère un dédale infini à l’intérieur du bâtiment. L’ensemble nous emmène rien moins qu’en science fiction. La nuit donc, plus que le réel, la nuit et sa valeur d’onirisme, de marge. Les photographies se passent la nuit parce qu’elles ne prétendent pas tant rendre compte du tangible que du ressenti. L’image est le fragment d’un monde tout en étant sa seule forme possible. Ce qui se joue est de l’ordre du cinématographique. On pense au chuintement de la pellicule qui est la trace sur laquelle se construit le film. Quelque chose se trame. C’est qu’il y a double itinérance: celle de l’oeil qui capte et celle du sujet. Et la photographie, point de jonction de ces itinérances, n’est pas figée. Elle est la saisie d’un moment passé mais, parce qu’elle comporte tout ce qui a mené la photographe à l’endroit de la prise, elle n’a rien d’arrêté. Il faudrait peut-être un instant entendre Gilles Deleuze:

« La tragédie grecque c’est exactement comme l’extremum d’un mouvement, c’est ce que les Grecs appellent aussi bien pour le mouvement physique que pour le mouvement de l’âme dans la tragédie, c’est ce qu’ils appellent l’acmé. Le point tel qu’il n’y en pas de plus haut, avant cela monte vers ce point et après cela descend. Ce point extrémal… ce point extrémal cela va être précisément un moment privilégié. » 1

Et ce point extrémal, cet acmé, c’est le moment de la photographie de Dolorès Marat. Aucune des photographies de son corpus n’aurait de sens s’il n’y avait le mouvement vers la photographie et celui qui « après (…) descend ».

Dolorès Marat, Le dromadaire du théâtre de Palmyre
Dolorès Marat, Le dromadaire du théâtre de Palmyre, 2003 ©
Dolorès Marat, au cinéma
Dolorès Marat, Au cinéma ©
Dolorès Marat
Dolorès Marat ©

La rencontre, l’importance du moment très bref de la capture de l’image, expliquent en partie pourquoi Dolorès Marat ne retouche ni ne recadre jamais ses images. Le geste importe plus que le résultat. Il s’agit de rendre compte d’une émotion sans filtre, pas de discourir ou de donner une quelconque prouesse à voir. Un détour par la proximité de la démarche de Daidō Moriyama permet de préciser plus encore. L’errance, qui est la commune mesure des deux photographes sert à saisir l’acmé d’un scénario qui appartient tant à l’artiste qu’à son sujet et qui est la matière de la photographie. Comme si la photographie était une porte ouverte, un souffle libérateur. Tel un procédé chimique, l’image créée par la rencontre entre l’artiste et l’espace photographié tend ainsi à devenir une entité nouvelle, un espace à investir.

Dolorès Marat, New York
Dolorès Marat, New York ©
Dolorès Marat, New York
Dolorès Marat, New York ©

Les caractéristiques du tirage Fresson, outre leur esthétisme, engagent dans la durée: l’image est installée sur le papier de manière plus pérenne que lors d’un tirage traditionnel. Et cette idée de la tenue, de la résistance au temps importe. Il s’agit pour Dolorès Marat de lutter contre l’effacement, de rassembler, à l’endroit de l’image l’ensemble des données qui lui ont donné naissance. Comme si le moment de la photographie était un moment hors du temps, où quelque coulisse se révèlerait. En ce sens, il faudrait définir la photographe comme chasseuse de fantômes plus que comme prédateur ou architecte d’image. C’est qu’il ne s’agit pas de nourrir un ego, de défendre une vision, mais de consolider une façon d’être au monde par le sensible. Et de le faire sans heurts, de manière salvatrice et apaisée.

Dolorès Marat, série métro
Dolorès Marat, série « métro » ©
Dolorès Marat
Dolorès Marat ©
Dolorès Marat, Les oiseaux à Marseille, 2003
Dolorès Marat, Les oiseaux à Marseille, 2003 ©
Dolorès Marat 5
Dolorès Marat ©
Dolorès Marat 3
Dolorès Marat ©

1 La voix de Gilles Deleuze, Deleuze 10/11/81 (502) 1B transcription: lise Renaux