Dino Valls peint des regards tristes et bleus qui fixent le spectateur avec l’intensité de l’impuissance. Ces regards au bord des larmes, presque christiques, portent la douleur mais aussi le silence. Une atmosphère un peu embarrassée semble flotter : comment appréhender les corps dénudés de ces jeunes femmes aux lisières de l’adolescence, marquées par des contraintes physiques et psychologiques, si ce n’est à la fois sous l’angle de la compassion et du voyeurisme ? Les corps en effet se contractent, répondant à ces visages qui nous dévisagent. La pudeur en parait oblitérée, car l’œil du regardeur est un œil qui ausculte, à l’instar du chirurgien qui plie les enveloppes de chair, au prétexte de la science et de la médecine.
L’univers pictural de Dino Valls, né en 1959, relève pour une part du conflit entre ce qui se ressent et ce qui se calcule, entre ce qui se vit et ce qui se discipline. Pour une part seulement, car dans le projet de l’artiste espagnol, plusieurs couches d’appréciations et de significations se superposent. Ses compositions arborent de cette façon une dimension aussi labyrinthique qu’énigmatique.
L’espace pictural est souvent fragmenté en de multiples compartiments. Chacun renvoie à une réalité indépendante qui, au final, converge en un ensemble narratif, à la manière des tableaux de classification taxinomique. Jouant avec les formats, avec les cadres, les corps se fractionnent et se rangent dans des cases, à moins que ce ne soient les vicissitudes de l’âme et les accidents de l’existence que l’on cloisonne. Ailleurs, ce sont des peaux que l’on étire, que l’on pique, que l’on noue ou que l’on instrumentalise afin de remplir les planches d’anatomie. La véritable affliction repose pareillement sur la violence de l’œil sans gêne qui aveugle, comme un flash pointé sur des présumés coupables. Mais coupable de quoi? D’être jeune, belle et ingénue, quand on sent poindre un érotisme troublé et troublant, une perversion mystique, presque maléfique.
Dans ses travaux les plus récents, Dino Valls emprunte à la peinture flamande du XVème siècle ses caractéristiques techniques et compositionnelles, comme le souci du réalisme et l’absolue perfection de l’infiniment petit. Les toiles sont pourtant de dimensions réduites, c’est parfois à l’aide d’une loupe qu’il faut les examiner. D’une certaine façon, le procédé permet de confondre le regardeur jusque-là simple amateur d’art, au naturaliste qui scrute scrupuleusement ces corps démunis. L’artiste puise également dans le surréalisme une forme de prodigalité picturale, celle qui s’ancre dans les imaginaires pour détourer des réalités inconscientes. Les associations d’idées répondent aux associations d’éléments parfois étranges, des connexions se créent, mais elles ne disent pas tout. Avec ces reliques vouées aux idoles oubliées, ces accessoires étranges aux allures d’instruments de torture, ces inscriptions latines indéchiffrables et l’iconographie ésotérique qui les accompagne, ces peintures portent une symbolique réticulaire parfois impénétrable. Or si l’œuvre se dissimule derrière un réseau de références méticuleuses, son caractère mystérieux doit beaucoup à ces regards pénétrants mais hermétiques. En effet, l’hermétisme le plus brut ne repose-t-il pas, finalement, sur le visage qui pourtant s’expose? Qui sait dire avec exactitude ce qui se trame derrière ces traits qui nous fixent, qui nous figent?
Si le regard est un langage, aucun mot ne réussit ici à en circonscrire la portée mélancolique. L’affliction qui se lit paraît ineffable mais communicative. De là naît le trouble, car ces visages sont irradiés d’une beauté simple et innocente. Ce qui distingue l’esthète du fétichiste semble alors des plus ténu: peut-on s’abandonner à la contemplation de la grâce, au prix de corps qui s’avilissent?
Dans certaines peintures, l’artiste actualise le dispositif des retables du Moyen-Âge, conservant la forme en ogive et le découpage en polyptique, sans omettre leur caractère frontal. Dino Valls semble privilégier les références à l’égard de la peinture classique, on y perçoit à de nombreux égards l’incursion d’éléments plus modernes, tels ces polaroids qui parsèment ici et là ses peintures, ces allusions à la chronophotographie d’Étienne Jules-Marey, ces radiographies aux rayons X ou l’effigie d’Andy Warhol. L’allusion à la saisie mécanique des images nous précise la discordance entre un monde quadrillée et une réalité intangible. Est ainsi sondée une histoire de la représentation dans son parallèle avec une histoire des rationalités qui répriment les corps et les êtres. Curieusement, l’art n’en sort pas amoindri car les peintures de Valls ne se contentent pas de reproduire des schèmes du passé. Bien au contraire, ces femmes qui fléchissent et ces corps qui se contractent ne le font que par la force de son abondante imagination: celle du fétichiste peut-être, celle de l’esthète sans doute, celle de l’artiste très certainement.