Que faut-il à la peinture, à son apparition pour qu’elle parle autrement? David Lefebvre crée une ouverture paradoxale en intégrant à sa surface des éléments plastiques intempestifs. Ceux-ci à la fois oblitère l’image tout en la faisant respirer. Cet élément donne accès à un envers du monde, à une région de la dissemblance.
Demeurent néanmoins plus que des bribes d’images. Mais soudain nous regardons autrement la peinture puisqu’elle s’adresse à nous de la même manière afin que nous n’en saisissions jamais les tenants et les aboutissants. David Lefebvre crée des images coupables de lèse-majesté. Elles contiennent en elles des « fautes » énormes dans leurs fragmentations et leurs déplacements qui nous laissent (partiellement) orphelin.
La peinture de l’artiste ne se limite pas à savoir ce que deviennent les formes mais comment et pourquoi elles deviennent formes. Comment aussi, en se redistribuant, elles transforment leur propre statut, leur rapport à « l’usage » habituel. Grâce aux éléments intempestifs il convient de se demander non seulement comment elles apparaissent mais comment elles disparaissent. Au rêveur endormi fait place l’insomniaque rêveur qui – sur le fil tendu entre l’image génitrice et l’élément perturbateur – discerne le combat sans merci du souvenir avec l’oubli. Image contre image surgit ce qui n’est pas le trophée de l’imaginaire mais un dépeuplement d’images connues sur une peau de peau, sur ce rien figural (qui peut être abstrait) et qui constitue la « choséïté » (Samuel Beckett) de la peinture: à savoir sa réalité plus forte que le réel.
Par ailleurs une telle peinture brise la hiérarchie exigible de la simple et pauvre imitation. Il n’y a plus de copie et son modèle. La copie dévore en partie son modèle: la première n’est plus telle qu’elle permet de jouir de sa seule présence. Elle apparaît comme un « moins être » puisqu’un « artefact » prend sa place. L’image picturale provoque donc sa propre mise à mort à travers son plan. Son pouvoir à la fois terrifiant et fascinant tient au fait qu’elle rejette toute forme envisagée ou tenue comme telle. Ce qu’elle découvre n’était pas prévu: sa forme se découvre en avançant. La peinture n’étale pas, elle condense en transposant l’image du rêve dans un autre champ de perception sensorielle. Face à l’hallucination provoquée par le songe elle offre une conversion par effet de surface. L’image picturale n’est donc plus une simple équivalence, elle n’est pas un portant visuel du réel mais son point de repère, son point de capiton, son noeud parfait qui n’a pas besoin de corde et qui ne peut être défait.
Par sa conversion elle n’est plus représentation mais re-présentation, re-connaissance différée (mais connaissance tout de même). Alors que celui qui pris dans les bras de Morphée n’est qu’un « doux rêveur », le peintre comme celui qui contemple son œuvre devient un authentique scrutateur. Du rêve à la peinture, de l’imagerie figurale vers l’imagerie intempestive, il n’existe pas qu’un simple déplacement psychique, mais un transfert du lieu d’observation. Car il ne faut pas se demander d’où vient l’image mais pourquoi et comment elle vient jusque là: à savoir non simplement dans le mental mais sur l’écran-matrice de la toile « subjectile » où la « choséité » de la peinture a prise: il ne faut pas chercher à y reconnaître du visible mais se laisser prendre dans ce qui est d’abord un chaos de constellations formelles qui ne peuvent se saisir puisque dans cette approche nous ne possédons pas encore de points de repère.
Ajoutons que la forme et la couleur doivent leur état à leur texture. Empâtements, « grillages », décompositions, pétrissages font varier les tensions et les traversées. Preuve qu’il n’y a pas d’autres histoires à la peinture que celle du travail qui ouvre à l’instant de grâce du geste créateur.