Trop souvent le réel avale. Chrystel Mukeba, elle, le digère. Ou si l’on préfère elle lui donne du corps. La photographe sait que ce qui « va de soi » n’est pas ce qui est. Il faut aller plus profond. Déplacer. Ce déplacement impose un complet dépassement. Il fait surgir l’autre en soi dans sa complexité. Et quel qu’il soit: l’autre machinique, industrialisé, comme le plus sauvage et le plus « pauvre » ou vieilli. Elle le métamorphose en un faire absolu qui chaque fois pousse plus loin le réel. Ce qu’elle crée, elle le chasse ou plutôt le fait évoluer (pour le comprendre suffit de regarder chronologiquement ses œuvres) parce qu’il y a toujours une autre vague à estamper ou à endiguer, une autre paroi à creuser.
Pour le réaliser l’artiste découvre ce qui est couvert et couvre ce qui habituellement semble à nu. Elle sait que pour voir et montrer il faut un long temps de travail. Celui qui permet d’armer le bras qui déclenche la photographie et fait perdre conscience de ce qu’est le réel dont la créatrice révèle les failles en contribuant à le dépouiller de tout ce qui, normalement, lui donne consistance (la figure entre autre).
Chrystel Mukeba souligne le disparate et la distance qui séparent l’être du monde, de l’être à lui même. Le corps (du moins ce qu’il en reste) se perd dans les espaces. Ce qui affleure est bien autre chose que les seules données de la psyché. Les couleurs semblent flotter et signifient l’expérience de l’extrême liée à celle d’une dérive dont ne subsistent que des repères épars. Tout se joue dans des complexes dimensions spatiales qui évoluent au fil du temps.
L’artiste joue entre une disparition insistante et une présence persistante. Elle rapproche d’un lieu de démarcation d’un état de vision et d’un état d’oubli, d’un état de vie spéculaire et d’un état fantomatique, diaphane. Une « rêverie » urbaine revient à errer au fond d’un instant sans borne quoique temporellement limité. Restent des reliefs là où l’espace résonne de silence. La lumière est parfois caverneuse et souvent étrangère à celle qu’on rencontre dans le réel.
L’image trouve soudain une autre spatialité à cheval entre la fiction et le réel. La photographie n’est donc plus une zone de repli mais ouvre à une nouvelle condensation de l’image. Ajoutons que l’artiste trouve là un moyen de tuer tout maniérisme de la photographie. Le soyeux et le lissé créent souvent une verticalité. Appelle-t-elle à une sorte de spiritualité? C’est possible. Voire probable. Car il s’agit de scruter le réel de la réalité là où presque physiquement s’éprouve soudain l’existence de la manière la plus violente et pénétrante. L’image prend le relais des mots pour que se perçoive un abîme quotidien inaccessible au verbe. Quelque chose de radicalement caché, fermé, fascinant.