« Beaucoup d’émotions qui sont par elles-mêmes pénibles, peuvent devenir, pour (…) le spectateur (…) source de plaisir. » Freud, « L’inquiétante étrangeté et autres essais, Le créateur littéraire et la fantaisie », p.35, folio essais 93
Il y a l’évidence même, celle du sujet: le corps et l’objet. La douceur des taies, des plumes et des ficelles. Le glacial de l’acier. Faut-il parler de tempéré pour les pieds? L’univers semble connu, voire même codé – masques, pointes, os, membres, patins, chaînes, gamme chromatique réduite. Le seul brun que l’on trouvera sera celui chaud et doux des brioches de l’installation performative « Le Goûter des Chasseurs ». Sinon, la vie est en suspens, dans les pattes de quelques pigeons disparus, dans les carcasses sucrées du goûter ou la douceur d’oreillers dont émergent deux pieds… Ce qui est certain c’est que l’artiste plane comme un spectre sur ses œuvres. Car, si quelqu’un a bien créé de toutes pièces les scènes qui nous sont données à voir, statiques et finies, quelque chose dérange: à quel cou se rattache l’étau relié à sa niche, et d’où me vient ce plaisir, cette envie terrible de toucher, voire de plonger dans les surfaces qui me sont données à voir? C’est qu’il est question du tabou, de ce que je veux mais n’ose généralement regarder/m’approprier, de cet endroit où mon désir et mes habitudes normées luttent. Les absents des pièces (forme finie, reconnaissable, corps…) semblent nous priver de grands lambeaux de sens alors qu’ils sont en réalité ce qui fait le sens: dans l’espace libéré par l’absence je crois voir quelqu’un, peut-être l’artiste, me regarder. Je suis en train d’apprendre les possibles du miroir – mimesis et catharsis en creux (2) .
Céline Cadaureille est diplômée des Beaux-Arts de Toulouse. Enseignante chercheuse, elle est aussi plasticienne. Formée aux techniques de la céramique, de la sculpture ou encore du nœud, sa pratique est une lutte réelle et pleine d’humour avec et contre matières, sens et corps.
« Concernant la référence à San Antonio, j’adore cette phrase, elle tournait pendant un moment dans ma tête et j’ai donc fait cette installation en « Hommage » aux désirs et à la fragilité des hommes. En fait, il s’agit d’un petit pénis, d’une taille tout à fait « normale » qui est en équilibre à la verticale car un ballon d’hélium est accroché au niveau de son gland… Je l’ai disposé sur un tapis devant deux fauteuils, comme s’il s’agissait d’un bouffon qui devait nous divertir ! Le fait est que le ballon d’hélium se dégonfle petit à petit et au bout de 48h environ, je devais revenir dans l’espace de l’exposition pour regonfler le ballon et, en quelque sorte, remettre en érection le pénis au centre de son tapis!!! Je trouvais ça très drôle de devoir ré-insuffler l’érection, d’en prendre soin, de la susciter pour ainsi dire…Voilà pourquoi, j’aime à reprendre les propos de San Antonio lorsqu’il dit que la chose la plus légère au monde est un sexe masculin, car une seule pensée suffit à le soulever!!! » (3)
C’est qu’il est avant tout question de tentation et de limites. Jusqu’où aller avant que le sens ou la matière ne se dérobent? Comment affronter la forme jusqu’à ce qu’un nouveau sens ou corps émerge (du fruit au sexe féminin, de l’animal à l’humain, du vide à l’étouffement)? L’univers Cadaureille est empli de restes – traces du conte de fée si l’on pense à la délicatesse du rendu, charnier si l’on s’attarde sur certains détails, scène de crime ou de spectacle… Dans tous les cas le spectateur est invité à se confronter à ce qui a été mais qui n’est plus: le geste qui fabrique, la pulsion créatrice. Il faut lire l’œuvre par couche: lorsque des corps ensevelis, on ne voit que les pieds, certes évocateurs (« Fantôme », « Plumard ») mais irréels – la pause aérienne des jambes, légères et rêveuse; le corps absent. Il faut l’entendre: dans la vie réelle, ces corps sont morts.
Ainsi donc, malgré une certaine douceur que l’on pourrait apparenter au féminin ou à l’enfantin (voiles, plumes, brioches), il y a dans ces travaux une force terrible qui torture la matière et se joue de ce qui est, poussant volontairement toujours plus loin la forme, le fond, le sens. Céline Cadaureille est en effet dans une pratique du mouvement: si l’objet que l’on voit est statique, figé, final, il l’est parce qu’il est emprisonné, arrêté à un endroit de la recherche. Abandonné par un créateur qui en a fini avec lui, qui est déjà passé à autre chose tandis que ce qui nous est donné à voir n’est que l’écho, le reste d’un jeu auquel on n’a pas participé. D’un jeu que l’on voudrait voir, et là est toute la force de l’œuvre Cadaureille (car, Céline le dit elle-même, elle est dans une recherche du corps sans organe, d’un endroit aux limites mouvantes – considérer chaque objet en soi s’apparente donc à un contresens). Matérialisation d’une obsession polymorphe, le rendu plastique est comme la bave que la limace laisse sur son passage ou la toile que tisse l’araignée: simple témoignage d’un cheminement dont le but est ce qui nous intéresse, ce que nous désirons à notre tour.
« Il est bien vrai que la violence est ce qui ne parle pas, qui ne parle peu, et la sexualité, ce dont on parle peu, en principe. (…) Il s’agit de montrer que le raisonnement lui-même est une violence, qu’il est du côté des violents, avec toute sa rigueur, toute sa sérénité, tout son calme. (…) Avec Sade et avec Masoch, la littérature sert à nommer, non pas le monde puisque c’est déjà fait, mais un double du monde, capable d’en recueillir la violence et l’excès. » Gilles Deleuze, « Présentation de Sacher-Masoch, Le froid et le cruel », Editions de Minuit.
Il nous faut donc aborder l’évidence, la nommer: l’une des thématiques majeures autour desquelles s’articule l’ensemble est cet endroit où le désir est déviant, théâtralisé pour exister (on pense aux donjons des Histoires d’O autant qu’aux canards Sephora). Godemichets, cagoules, chaines, couleurs, entrelacs du bondage, textures… l’œuvre va jusqu’à flirter avec l’esthétique sadomasochiste sans jamais rien affirmer. Le doute plane jusque dans les quelques expression entre le neutre, le désarroi et la douleur que l’on peut décrypter sur les visages abstraits des cagoules malmenées. Ce qui fascine est de l’ordre de l’hypnotique, l’œuvre qui nous fait face est une injonction autant qu’une libération. Le mouvement ne se fait pas sans tension (le geste se développe mu par un désir, tendu dans la direction d’un devenir) et l’ensemble éclot en fonction de la capacité qu’a eu la forme à résister non pas à l’intention de l’artiste mais au rapport entre le désir, le geste et la condition première de la matière. S’il y a eu massacre, il y a aussi eu jouissance, jubilation, vie et (pro)création.
(1) Depuis l’Antiquité, l’aubépine symbolise l’innocence et la pureté virginale.
(2) Se dessine en creux ce qui n’est pas décrit directement.
(3) propos de l’artiste au sujet d’une œuvre hommage à San Antonio.