« Que m’arrive-t-il? Quelque chose vient de se débloquer dans mon intérieur. Quelque chose qui monte jusqu’à ma tête. Comme un serpent, comme le serpent de l’énergie créatrice qui de la base des reins grimpe le long de l’épine dorsale jusqu’à la nuque, jusqu’au coin du cerveau où se forment les pensées. Serait-ce la sublimation? Je me sens transporté dans une autre dimension, plus légère, plus libre, plus vaste. » [1]

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© Camille Moravia

D’abord il y a la photographie, le film, l’inscription. D’abord il y a les réseaux sociaux et le mot. D’abord il y a la chair. Rien n’est abstrait, tout est là – jusqu’au foutre des amants, des amis, des inconnus de l’intime sur le blanc de mouchoirs en tissus. On pourrait dire que Camille Moravia domine la vie, qu’elle la prend violemment. On aurait probablement tort. On pourrait dire qu’elle s’exhibe. Mais qui ne le fait pas? On pourrait dire qu’elle n’a besoin de personne mais ce serait cruel. Camille Moravia s’exprime de toutes les façons pour nous dire précisément le contraire. Tout en délicatesse, le personnage se joue de tout, et d’abord d’elle-même. Mise en scène constante d’un endroit qu’on ne saisira pas: son intime est libre, mouvant, quelque part entre les images et les mots. C’est pour cela qu’il faut inscrire l’œuvre dans la lignée d’artistes comme Hervé Guibert, Edouard Levé ou Sophie Calle. Mais comme toute étiquette, cette parenté grince. Elle ne convient pas tout à fait. Pendant qu’on pense, Camille Moravia continue de glisser. Étourdissante: la vitesse à laquelle le sujet nous file entre les doigts. Prenons les clichés, constatons le nombre de flous. Aucune pellicule n’est assez vive pour saisir ce qui nous est dit. Si de Moravia, père affiché, elle a le sens du détail amoureux, il semble que de Roland Barthes, elle ait acquis un certain vocabulaire. On pourrait pour étayer cette idée prendre n’importe quelle citation des « Fragments d’un discours amoureux ». Contentons-nous de celle-ci: « Les mots ne sont jamais fous (tout au plus pervers), c’est la syntaxe qui est folle: n’est-ce pas au niveau de la phrase que le sujet cherche sa place – et ne la trouve pas- ou trouve une place fausse qui lui est imposée par la langue? ». Or, chez Camille Moravia, cette image s’étend jusqu’à ce qu’advienne la certitude que c’est la syntaxe du monde qui est folle.

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© Camille Moravia
Camille Moravia
© Camille Moravia

Camille c’est aussi « Le Mépris ». Sauf que Brigitte y est blonde. C’est la volupté. Reprenons donc les mots de Godard: « Camille agit non psychologiquement, si l’on peut dire, par instinct, une sorte d’instinct vital comme une plante qui a besoin d’eau pour continuer à vivre. »  De la même manière, la figure Camille Moravia ne semble pas suivre de plan préétabli. Il y a des protocoles, certes, clairement reconnaissables dans le côté systématique de certains gestes, mais la production échappe à toute grille de lecture. La pratique refuse d’ailleurs de s’appeler art sans pour autant céder à la facilité du divertissement. C’est d’un jeu beaucoup plus noble qu’il est question. Il s’agit d’une réaction nécessaire à un monde autrement ennuyeux. Et là est le nœud. Camille peut convoquer tous ses contacts Facebook, leur demander une lettre de recommandation et les coordonnées des dites « personnalités » qui font le milieu artistique parisien puis oublier, parce que trop de temps a passé. Il y a donc l’idée de l’instant et la nécessité pour nous, public, de nous assumer voyeur. Mais voyeur invité d’une jouissance partagée, éternellement renouvelée et fondamentalement gratuite. D’où la difficulté quant à l’étude du travail qui nous est donné à voir. Il ressemble à s’y méprendre au hasard, à un grand souffle d’air frais dans une pièce à l’atmosphère plus croupie que le marécage misérable qui fait office de bassin dans le jardin de ma grand-mère. Il a aussi quelque chose à voir avec la « passe »: chaque fois que je vais voir Camille, elle me renvoie à moi-même et je ne sais plus ce que je cherche à part peut-être m’oublier en elle.

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Camille Moravia, Lou
© Camille Moravia, Lou

Formellement, quand on regarde les images que sème Camille Moravia on ne peut nier la parenté de Francesca Woodman, Alix Cléo Roubaud ou autres Nan Goldin. Il y a aussi cette façon très détachée de rejouer des pièces aussi fondamentales que l’origine du monde avec un rien de gainsbourien. Mais ça ne fonctionne pas: je ne peux rester à la forme. Je poursuis ce qui se meut encore. Parce que dans ce travail la mise en scène de soi est constante, totale, je n’arrive pas non plus à m’arrêter de regarder, d’attendre l’image suivante et ce qu’elle me révèlera. Au point que quelque chose advient qui ressemble à l’étourdissement ou à la nausée. Non de dégoût d’ailleurs, tant l’image est envoutante. L’écœurement serait plutôt du côté de Jean-Paul Sartre et on serait tenté de dire avec lui « Pour que l’événement le plus banal devienne une aventure, il faut et il suffit qu’on se mette à le raconter. » Disons donc que Camille Moravia lutte à tout prix contre l’enlisement. Et c’est en ce sens qu’il est intéressant de comparer son travail à un jeu de miroirs. Car ce qui nous est donné à voir fait semblant d’être réel, il ne faut pas s’y tromper. L’intime est exhibé mais tordu, passé par le prisme d’une exagération, couvert du voile du mensonge. Et quand je m’arrête pour respirer, ce que j’y cherche se meut jusqu’à moi, sourit et me fait sourire en retour: Narcisse moderne, j’ai rencontré mon reflet – et c’était mon désir, niché en lui, que je cherchais.

Camille Moravia, Lou
© Camille Moravia, Lou
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© Camille Moravia, Fred Landois
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Camille Moravia, Leo Dorfner, Totally Tenderly Tragically.
© Camille Moravia, Leo Dorfner
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© Camille Moravia, Paul Armand Gette
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[1] Alberto Moravia.