D’origine roumaine, Andreea Talpeanu (née en 1982) sculpte le réel. Tisser sa toile sur des squelettes de chaises, créer un totem à partir de l’agglomération de chaussures de femmes, faire prendre forme à des humanoïdes déglutissant des publicités: le monde entier est un prétexte à réinterprétation/réappropriation par l’artiste. Incorporer, digérer et produire une forme nouvelle issue d’un choc émotionnel: voilà qui pourrait être le motto d’Andreea Talpeanu.
Son discours ouvertement engagé contre la culture de masse en tant qu’amas indéchiffrable de messages de communication incitant à une consommation effrénée et effrayante est souligné par des titres aux sonorités activistes: Protestation contre la société de communication, Overdose of advertising, Loisirs, Détecteur de junkspace, Traces du supermarché. On pense d’emblée au discours de Baudrillard, clameur éclairée contre la société de consommation:
« Le temps libre, c’est peut-être toute l’activité ludique dont on le remplit, mais c’est d’abord la liberté de perdre son temps, de le « tuer » éventuellement, de le dépenser en pure perte. (C’est pourquoi dire que le loisir est « aliéné » parce qu’il n’est que le temps nécessaire à la reconstitution de la force de travail est insuffisant. L' »aliénation » du loisir est plus profonde : elle ne tient pas à sa subordination directe au temps de travail, elle est liée à l’impossibilité même de perdre son temps.) »
« Revenu, achat de prestige et surtravail forment un cercle vicieux et affolé, la ronde infernale de la consommation, fondée sur l’exaltation de besoins dits « psychologiques », qui se différencient des besoins « physiologiques » en ce qu’ils se fondent apparemment sur le « revenu discrétionnaire » et la liberté de choix, et deviennent ainsi manipulables à merci. »
Jean Baudrillard, La Société de consommation, 1970
Mais aborder l’oeuvre d’Andreea Talpeanu en y voyant l’expression d’un discours contestataire serait pour le moins réducteur. L’observateur humain auquel s’adresse ce travail est un être émotif sensible. Or, ce qu’il y a de saisissant dans les productions d’Andreea Talpeanu ne se situe pas dans le discours, ce n’est pas l’intention (critique authentique et sincère d’une société mortifère) qui nous happe mais un humour presque enfantin qui émane du geste de l’artiste, écho du rire naïf de ceux que la vie n’a pas encore éteints. La Tour du Malheur par exemple, ensemble d’emballages de cigarettes et autres médicaments enserrés dans les mailles d’un piège de laine, est à la fois esthétiquement simple et poignant, comme le discours limpide de l’enfant interrogeant le monde.
La puissance avec laquelle Andreea Talpeanu envahit le monde n’est pas sans rappeler le travail d’Isaiah Zagar à Philadelphie: recouvrir et transformer, s’étendre comme une maladie travestissant le réel; offrir par ce geste l’opportunité d’un déplacement du regard, comme une porte sur les infinies variations possibles d’un monde qui n’est pas figé. D’ailleurs, l’artiste, architecte de formation, semble questionner la notion même de totalité du réel qu’elle parcourt de lignes qui ne sont pas tant des cicatrices que des tentatives de distorsion, un geste plus proche de celui de raccommoder que de celui de purement déstructurer.
La transformation que fait subir Andreea Talpeanu à ce qui l’entoure pourrait en effet être qualifiée de démarche prédatrice si la deuxième vie qu’elle offre aux objets n’était chargée d’une si formidable générosité. De la rue à son atelier, le matériau n’est pas noble par définition, il le devient par transformation, comme touché par la Grâce d’une démarche plus viscérale que sagement technique. L’artiste, (re)touche-à-tout poétique du réel, s’empare des nervures du monde que sont les réseaux de signification et, par arachnisation, tisse sa toile de façon puissante et soignée, délivrant au final un message plus onirique que virulent. Il ne tient ensuite qu’à l’observateur d’offrir à son tour le temps aux objets ainsi créés de l’inviter à opérer l’infime déplacement lui permettant d’accéder aux routes infinies du rêve d’Andreea.