Amze Emmons est un artiste américain vivant à Philadelphie. Ses toiles, par leur technique de production hybride, sont à l’intersection du dessin, de la peinture et de l’impression.
L’artiste nous emmène dans un univers pastel où les seules preuves de l’existence de l’humain sont les traces de son passage. Les oeuvres d’Amze Emmons évoquent pourtant le monde rassurant du dessin animé: couleurs douces, lignes pures, détails aboutis. L’accumulation des objets apporte un surcroît de drame sourd à ces vignettes: déchets, restes, lits, nourriture. Les traces du passage de l’humain ne sont pas, comme dans les westerns, de simples feux aux charbons encore ardents, elles sont pires: les objets qui habitent les toiles d’Amze Emmons provoquent un malaise. Là, les braises révèlent au pisteur une présence humaine. Les objets que l’on trouve ici ont quelque chose de glacial. En effet, où sont passé les hommes qui ont laissé les lits de Modern Popular Movement? Que va-t-il advenir de la nourriture au premier plan d’Empire Buffet?
Les questions que posent ces scènes désertiques s’enchainent jusqu’à l’absurde: ces traces qu’on a d’abord vu comme étant celles du passage de l’humain, ne sont-elles pas plutôt posées là dans l’attente de son passage? Dans ce cas, qui est l’humain attendu, si ce n’est celui qui observe la toile?
Les titres donnés par Amze Emmons ajoutent à la confusion: Having Fled Already (Ayant Déjà Fui) indique bien au spectateur qu’il arrive après la bataille, que le sujet a déjà accompli l’action. Une autre façon de dire que le sens de l’histoire n’est plus à chercher, puisque l’histoire est terminée. De même, Nostalgia for What the Future Used to Be (Nostalgie Pour ce qu’était le Futur) est plein de non-sens grammatical et sémantique: le titre, mélangeant passé de la conjugaison et futur du nom, vient définir un tableau quasi indéfinissable puisque, hormis le plafond, le mur et le lustre, le cadrage n’offre qu’un aperçu de ce qui semble être des cabines à hublots. Mais elles pourraient tout aussi bien être de grands ballons jaunes et bleus.
Amze Emmons se définit comme un chercheur, fouillant inlassablement le paysage médiatique à la recherche d’indices, d’images ou de phrases trahissant des récits plus complexes qu’il n’y parait. L’artiste dit pratiquer un réalisme minimal inspiré des croquis architecturaux et du dessin de bande dessinée dans un langage proche des dessins animés, du graffiti ou encore des manuels d’instruction. Quant à son rapport à l’espace et au temps, il faudrait aller le chercher du côté du cinéma — et on pense à la façon dont Terence Malick peut mobiliser la patience de son spectateur dans des scènes où la lenteur et le détail du paysage offrent les informations nécessaires à la compréhension de l’intrigue.
Il n’est donc pas étonnant de voir, dans ce monde lumineux mais vide, la représentation du célèbre « dilemme du prisonnier », démonstration théorique, souvent utilisée en économie, des mécanismes sous-jacents aux cas de trahison. Ce dilemme part d’un exemple concret: deux individus sont arrêtés pour un délit et enfermés dans deux pièces séparées. Si aucun des deux prisonniers n’avoue le crime, les deux individus s’en tirent avec une peine mineure. Il leur est cependant possible de dénoncer la personne enfermée dans l’autre pièce et d’être ainsi graciés. Cependant, la délation a pour conséquence une peine lourde pour l’autre. En outre, si les deux prisonniers optent pour la délation, il s’en suit qu’ils sont tous deux susceptibles d’encourir une peine majeure.
Ce dilemme entre en résonance avec le monde peint par Amze Emmons. Car, au-delà de l’absence notable de l’humain, de l’abondance de détails et de restes, l’un de leurs champs sémantiques les plus récurrents reste celui du monde militaire. Les toiles sont souvent occupées par des objets à vocation exclusivement militaire ou policière: des barbelés qui circonscrivent la scène dans un coin du tableau, des panneaux et des barrières qui obstruent le passage et la vision.
De façon moins évidente mais rendue lisible par la présence des éléments dédiés à la chose militaire, on retrouve des murs à peines construits, comme dans l’urgence, des ruines qui semblent fraîches, des lits de camps dans une pièce qui n’a rien d’un dortoir mais qui ressemble plutôt à un lieu dont l’occupation actuelle ne correspond pas à sa vocation première. On trouve aussi des murs éventrés, ce qui renvoie d’autant plus à une activité belliqueuse que le titre de la peinture en question, Secret Headquarters (Quartier Général Secret) est explicite.
Pourtant, réduire les oeuvres d’Amze Emmons au militaire serait réduire leur portée. Il semble en effet que ce recours à une imagerie empruntant des objets au monde de la guerre soit à mettre en écho avec l’approche réaliste de l’artiste: les barbelés ici ne sont pas à voir comme ceux des reportages de photojournalisme. Au contraire, la visée d’Emmerson semble être, comme le dit l’un de ses titres, Augmented Reality, d’augmenter la réalité pour exposer les récits qui la sous-tendent.