Pour le moldave Alexander Tinei la peinture est le geste salvateur d’un homme qui s’étonne chaque matin d’être encore en vie et qui s’effraie et se réjouit à la fois de ce que le jour lui réserve. Il ne faut donc pas se tromper sur le propos et l’ambition d’une œuvre capable des plus grands effacements des standards de représentation mais aussi des plus magiques « coagulations » pour reprendre un mot de Francis Bacon. Il existe apparemment – car c’est ce qui saute d’abord aux yeux – dans toute son œuvre une fascination morbide pour la maigreur des êtres. Décharnés ils trainent leur mal être quel que soit leur âge ou leur sexe. Le corps est porté parfois dans une sorte d’effacements qui provoque une liquéfaction synonyme d’une liquidation.
Une fascination répulsive attise et attire le regard. Alexander Tinei en effet n’est pas de ceux qui jouent avec l’exhibitionnisme. Seule la question d’être ou ne pas être demeure à travers formes hâves et couleurs pâles. Une perte d’énergie tente toutefois de lutter contre l’atrophie, l’immobilisation, la dégradation. C’est là sans doute le paradoxe et la force insubmersible et subversive de l’œuvre. Plus que par sa force de « document » ou de cauchemar, elle inquiète par le tremblement des formes. La déformation signifiante de la maigreur pousse loin du spectaculaire. Ce dernier bascule dans le spectral.
Mais c’est aussi pour le peintre une manière d’éliminer l’événement, l’anecdote pour renvoyer à quelque chose de mythique. C’est, dans le même temps, assimiler l’être à la matière peinture, c’est faire de la peinture une humanité déshumanisée dans son automutilation. Labourant les traits, accentuant les parties saillantes des visages et des corps, le peintre sort l’ombre de l’être de sa tanière. Une existence voilée surgit dans une muette violence. Car plus que des moments de crise le peintre laisse émerger des moments de lucidité terrible de mise à nu.
Loin d’énergiques barbouillages chromatiques; Alexander Tinei peint des êtres aussi anonymes qu’identifiables ou repérables sous l’apparent effacement. Ils déstabilisent le regard et disent aussi quelque chose sur un monde occidental en crise. Face au mythe de l’abondance et de la pléthore les presque cadavres de l’artiste prennent une valeur de documents poétiques sur l’inassimilable du mal dont l’existence des occidentaux sont les victimes plus ou moins consentantes. Leur douleur est présente, métamorphosée ou plutôt mise en évidence par le génie d’un peintre au regard impitoyable qui permet à l’être de croiser les regards mortels de diverses « Méduse » sans périr. Alexander Tinei le désespéré redonne peut-être espoir à ceux qui en manquent, à ceux qui osent regarder ses œuvres pour et par delà le malaise premier pour voir ce qui se cache derrière.