« À qui vient des plaines de lumières, les corps ne sont que des évidences fragiles et tronquées du grand jour » Roger Munier .
Il existe du Goya autant que de l’impressionnisme chez Alex Kanevsky tant sa manière de reprendre les images des vanités si fréquentes au XVIIème retrouve des accents douloureux. Il en va ainsi particulièrement de ses portraits de femmes isolées: parfois jeunes, parfois plus âgées et affaissées elles sont peintes sans condescendance mais sans provocation. Chaque portrait atteint une profondeur sombre même lorsque les tonalités des toiles demeurent claires pour exprimer une désolation qui s’inscrit sur le visage ou sur le corps. Sans doute le peintre se projette-t-il au sein des angoisses que suggèrent ses femmes – sujets « sans histoire » mais qui pourtant restent lourdes de tout un poids de vie imprégnée de douleur. Alex Kanevsky plonge le regardeur au cœur d’une errance immobile et cataclysmique dans laquelle la statique des poses les plus simples catalyse une force sourde derrière la passivité d’apparence. L’artiste américain atteint une autonomie particulière dans la peinture du temps. Sans effets de mise en scène, sans attrape-nigauds inhérents à la figuration le peintre dévoile ce qu’il y a de plus secret dans l’être: son flot obscur auquel répond celui de l’œuvre, son désir sombre, son attente et une perpétuelle interrogation.
De telles œuvres ne représentent jamais ce que Frank Stella nomme « des mamelles qui gavent », elles offrent à l’inverse une série de coupures dans et de l’image. D’où la hardiesse d’une œuvre. Elle décompose le corps avant de le reconstruire mais selon une figuration différente et parfois comme diffractée ou éclatée. Les classiques apparences picturales sont donc biaisées au profit d’une assomption inattendue: le regardeur glisse à l’intérieur de gouffres qui sommeillent (sur la toile et en lui) dans ce qui tient de la jouissance du regard mais aussi du vide, de la peur, de l’angoisse qu’il perçoit. Passé ce stade, le monde palpite dans ses profondeurs des songes ou des méditations les plus sombres. Perdant (parfois) ses contours précis, la femme ne gagne pas en évanescence mais en une présence forte de relief et d’intensité. Le monde reste diurne mais un aspect nocturne est épousé, accepté dans une épaisseur par delà ses arêtes, ses surfaces, ses apparences, bref en des dimensions dont la plupart se refusent au jour. Alex Kanevsky apprend combien l’être demeure tronqué dans sa simple évidence. Sans cette vibration étrange que lui donne la peinture il est estropié. En conséquence cette peinture si grave pourtant apprend la lumière, comme la nuit nous permet de connaître le jour. D’ailleurs et à titre d’exemple, une femme vue au jour et dans l’ombre n’est pas la même: on peut d’ailleurs se demander qui est la vraie: celle de la convention sociale et des canons de la beauté du temps, celle qui se cache dans l’ombre et que l’on découvre autrement.
Certes, le monde réel peut suffire en extase et en horreur. Mais d’où vient celui de la peinture d’Alex Kanevsky si déroutant, si différent? N’est-ce pas là la grande leçon d’un peintre qui nous persuade que la réalité n’est pas que ce qu’on voit et que seule la peinture atteint sa profonde, son insondable existence? Elle devient ici le lieu de la plus cruelle solitude, du plus amer abandon. Elle peut nous renvoyer à la désolation de notre être lorsqu’il est sans appui ni consolation. De tels tableaux demeurent (le plus souvent) ceux de l’insomnie et de la souffrance. En son sein se perd parfois tout repère: elle ne fait des modèles que des égarés, sans issue, sans chemin. Leur ombre comme leur lumière et leurs facettes ne sont ténèbres, que ténèbres qui les enferment en ne pouvant plus offrir les merveilles assoupies du jour.