Jung Lee est née en 1972 à Séoul en Corée. Elle est diplômée en photographie du Royal College of Art de Londres et représentée par la ONE AND J. Gallery, créée à Séoul en 2005 et représentant la jeune création asiatique.

De ces quelques informations d’ordre biographique, il faut retenir la pratique photographique, la formation européenne et surtout l’origine coréenne. Parce que Jung Lee est une artiste dont les racines sont ce pays déchiré et cette ville, Séoul, que seulement 45 kilomètres séparent de la Zone coréenne démilitarisée. Lorsqu’on regarde le CV de l’artiste tel qu’il est présenté sur le site de la galerie, on constate que son premier diplôme, en 1996, était un diplôme de journalisme et de communication de « masse ». Ce qui signifie que les mots étaient probablement là avant même la photographie, que l’approche interrogative du monde était elle aussi probablement là avant la démarche artistique à proprement parler.

Jung Lee, Why, From the series C-type Print, 170 cm x 136 cm, 2010Jung Lee, Why, Aporia,From the series C-type Print, 170 cm x 136 cm, 2010 © ONE AND J. Gallery
Jung Lee, I love you with all my heart, From the series, 160cm x 200 cm, 2010Jung Lee, I love you with all my heart,  Aporia,From the series, 160cm x 200 cm, 2010 © ONE AND J. Gallery
Jung Lee, I love you with all my heart, Freize Art Fair 2011Jung Lee, I love you with all my heart, Aporia, Freize Art Fair 2011
Jung Lee, You, you, you..., From the series C-type Print, 125 cm x 100 cm, 2010Jung Lee, You, you, you…, Aporia, From the series C-type Print, 125 cm x 100 cm, 2010 © ONE AND J. Gallery

Les photographies de la série « Aporia »¹ sont inspirées de la lecture des « Fragments d’un discours amoureux » de Roland Barthes. Dans « Aporia », Jung Lee explore en effet les formules de ce discours particulier, à la fois belliqueux, obsessionnel et généreux, qu’est le discours de la passion. Elle met à jour ses lieux communs et les confronte aux paysages désertiques du monde. Totalement nus et hors contextes, ces mots de néon sont comme un écho de ce réel incroyable qui permet à la formule d’être vierge à certains moments clefs de l’énonciation (la première fois que l’amoureux avoue son sentiment par exemple) tout en étant comme abandonnée le reste du temps, à force d’avoir été trop utilisée, cliché devenu slogan, mots vains sans plus de valeur qu’un panneau publicitaire: enracinés dans notre mémoire à force de répétition, nous les connaissons par coeur mais en avons oublié le sens. Un exemple que cite Jung Lee à ce sujet: pour l’entrée « I love you with all my heart » (« Je t’aime de tout mon coeur »), Google propose quasiment deux millions de résultats. Et pourtant, quelle combinaison de mots saurait mieux exprimer l’amour fou?

Pour autant, ce thème de l’amour exploré par Jung Lee n’est pas un travail autour de la simple désolation des terres brûlées de la relation humaine. Ou en tout cas pas une simple illustration de l’impasse du sentiment amoureux. Il s’agit plutôt d’une étude du langage en tant qu’image, et inversement. En effet, arrivée en Angleterre pour ses études de photographie, Jung Lee fait l’expérience des limites du langage en tant que pur moyen de communication. Dans la langue étrangère de l’anglais, elle voit que la maîtrise du vocabulaire ne lui suffit pas, qu’il y a une distance incommensurable entre ce qu’elle veut et ce qu’elle peut dire. Cette distance existe dans sa langue maternelle et elle l’a déjà travaillée dans sa série « Bordering North Korea »², mais la vie en territoire et en langue étrangère lui offre une nouvelle perspective. La série « Aporie » est le résultat de cette expérience.

Ainsi donc, comme Foucault, contemporain de Barthes et auteur de l’essai « Les mots et les choses », lorsqu’il dit que:

« L’objet des sciences humaines, ce n’est donc pas le langage (parlé pourtant par les seuls hommes), c’est cet être qui, de l’intérieur du langage par lequel il est entouré, se représente, en parlant, le sens des mots ou des propositions qu’il énonce, et se donne finalement la représentation du langage lui-même. »

Michel Foucault, « Les mots et les choses », 1966

Il faudrait dire que l’objet de la photographie de Jung Lee, ce n’est donc pas le discours amoureux mais c’est cet être qui, de l’intérieur, se donne finalement la représentation du langage lui-même.

Jung Lee, My heart is yours, From the series C-type Print, 170cm x 136 cm, 2010Jung Lee, My heart is yours, Aporia, From the series C-type Print, 170cm x 136 cm, 2010 © ONE AND J. Gallery
Jung Lee, How could you do this to me?, Aporia, From the series C-type Print, 170cm x 136 cm, 2010 ONE AND J. GalleryJung Lee, How could you do this to me?, Aporia, From the series C-type Print, 170cm x 136 cm, 2010 © ONE AND J. Gallery
Jung Lee, To death, From the series C-type Print, 160cm x 200 cm, 2010Jung Lee, To death, Aporia, From the series C-type Print, 160cm x 200 cm, 2010 © ONE AND J. Gallery
Jung Lee, Till the end of time, From the series C-type Print, 136 cm x 170 cm, 2010Jung Lee, Till the end of time, Aporia, From the series C-type Print, 136 cm x 170 cm, 2010
Jung Lee, Only god knows, From the series C-type Print, 136 cm x 170 cm, 2010Jung Lee, Only god knows, Aporia, From the series C-type Print, 136 cm x 170 cm, 2010 © ONE AND J. Gallery
Jung Lee, Have you ever loved me, From the series C-type Print, 125 cm x 100 cm, 2010Jung Lee, Have you ever loved me, Aporia, From the series C-type Print, 125 cm x 100 cm, 2010 © ONE AND J. Gallery
Jung Lee, Bordering North Korea 1, C-type Print, 103 cm x 127 cm, 2008Jung Lee, Bordering North Korea 1, C-type Print, 103 cm x 127 cm, 2008 © ONE AND J. Gallery

Le travail de Jung Lee autour du discours amoureux est le résultat d’une vie en terre étrangère, mais il est aussi la prolongation d’une exploration commencée dans des travaux antérieurs. En effet, la série « Bordering North Korea », succession d’images hypnotiques représentant les paysage majestueux et désertiques des frontières de la Corée du Nord (depuis la Chine ou depuis la Corée du Sud) sur lesquelles sont apposés des slogans dignes des pires séries B américaines jouait déjà avec la notion de décalage. Ces phrases un peu simplettes sont en réalité tirées du discours de propagande de la Corée du Nord: ce sont seuls les propos que les habitants de la Corée du Nord ont l’autorisation de dire aux touristes venant visiter leur pays. La violence sous-tendue par ce discours choque naturellement: la langue n’est plus un moyen de communication ou d’expression mais un simple écho d’un discours totalitaire qui n’a pas grand chose d’humain. La simplicité de ces phrases, leur beauté naïve mise en exergue par les paysage splendides que Jung Lee a capturé est d’autant plus parlante. Il est en effet difficile de ne pas se sentir personnellement bouleversé par la distance entre le mirage qu’offre une photographie comme « Bordering North Korea 2 »: « Our country is the paradise of the people » (« Notre pays est le paradis du peuple ») et la réalité qu’elle dénonce.

Cependant, comme pour de nombreux artistes, bien que la portée politique soit essentielle dans l’oeuvre de Jung Lee, il importe de saisir que dans son geste, l’art naît de la contestation politique et non l’inverse.

Jung Lee, Bordering North Korea 2, C-type Print,102x127cm, 2005, ONE AND J. GalleryJung Lee, Bordering North Korea 2, C-type Print,102x127cm, 2005, ONE AND J. Gallery © ONE AND J. Gallery
Jung Lee, Bordering North Korea 6, C-type Print, 102 cm x 127 cm, 2006Jung Lee, Bordering North Korea 6, C-type Print, 102 cm x 127 cm, 2006 © ONE AND J. Gallery
Jung Lee, Bordering North Korea 7, C-type Print, 102 cm x 127 cm, 2006Jung Lee, Bordering North Korea 7, C-type Print, 102 cm x 127 cm, 2006 © ONE AND J. Gallery
Jung Lee, Bordering North Korea 8, C-type Print, 102 cm x 127 cm, 2006Jung Lee, Bordering North Korea 8, C-type Print, 102 cm x 127 cm, 2006 © ONE AND J. Gallery
Jung Lee, Bordering North Korea 14, C-type Print, 102 cm x 127 cm, 2005Jung Lee, Bordering North Korea 14, C-type Print, 102 cm x 127 cm, 2005 © ONE AND J. Gallery

 ¹ « Aporia means ‘coming to a dead end’ in Greek » / « En grec, aporie signigie être dans une impasse. » propos de l’artiste tirés de sa présentation de la série.

² « Bordering » signifie à la fois à la frontière et jouxtant, ce qui implique que le titre de cette série de photographies parle à la fois en images depuis la frontière de la Corée du Nord mais qu’elle parle aussi du fait d’être à la frontière de la Corée du Nord (comme l’est Séoul, ville dont Jung Lee est originaire). La série de photos peut être visionnée plus bas dans l’article.