Le regard d’Armelle Caron est celui d’une mobilité incessante, d’une ouverture sans cesse reconduite à la poésie du monde, dans ses univers les plus triviaux et concrets, tels que les villes et les espaces géographiques, leurs représentations et mises en relation. Cette jeune artiste de 34 ans et travaillant à Montpellier est, en effet, une artiste du parcours et du voyage. Parallèlement à des études artistiques effectuées à l’Université du Lancashire en Grande-Bretagne et à l’École Supérieure d’Art d’Avignon, dont elle sort diplômée respectivement en 2001 et 2004, elle effectue de nombreux voyages et résidences, aussi bien en Europe et en Scandinavie, qu’aux Amériques, en Asie du Sud-Est ou en Océanie. Ce rapport à l’espace et plus particulièrement aux villes, ainsi qu’à l’ailleurs géographique se retrouve profondément liée dans ses œuvres à une démarche esthétique d’une grande qualité, mettant à l’épreuve de l’image les territoires ainsi parcourus.

Dans l’un de ses travaux les plus connus, Les villes rangées, Armelle Caron développe ainsi une démarche originale et minimale, dont le protocole consiste à segmenter et découper l’espace urbain en petites unités, selon les plans et morphologies des quartiers et regroupements d’habitation, en suivant les lignes des réseaux de communication, servant de pointillés à une découpure systématique. Le résultat se présente ainsi sous la forme d’un diptyque monochrome: à gauche, le plan originaire, dans toute la solennité de sa représentation cartographique et objective; à droite, la proposition d’une restructuration imaginaire et aléatoire de ce même espace urbain, selon l’ordre fragmentaire de ses micro-unités internes, dans toute la poésie de ce nouveau regard déjouant l’habitude et les mécanismes d’une perception.

Armelle Caron, Les villes rangées, Berlin.© Armelle Caron, Les villes rangées, Berlin.
Armelle Caron, Les villes rangées, Istanbul.© Armelle Caron, Les villes rangées, Istanbul.
Armelle Caron, Les villes rangées, Tamarac.© Armelle Caron, Les villes rangées, Tamarac.
Armelle Caron, Les villes rangées, Le Havre.© Armelle Caron, Les villes rangées, Le Havre.
Armelle Caron, Les villes rangées, Montpellier.© Armelle Caron, Les villes rangées, Montpellier.
Armelle Caron, Les villes rangées, Paris.© Armelle Caron, Les villes rangées, Paris.
Armelle Caron, Les villes rangées, New-York.© Armelle Caron, Les villes rangées, New-York.

Ce travail d’une grande beauté formelle et poétique est emblématique des recherches artistiques menées par Armelle Caron. Ses œuvres s’ancrent, en effet, violemment dans le réel et dans ses représentations (cartographiques, topographiques). Ce qui se trouve à l’origine de la création est en effet un « plan », un dessin, fourni par le monde extérieur: un « document », dans toute la froideur et l’inesthétique de son objectivité crue. Les villes rangées posent le principe d’une recherche morphologique de nature anagrammatique (dans le sens où il y a reprise exhaustive des constituants d’un organisme – les micro-unités de la ville – mais sous un ordre différent): Armelle Caron parle en ce sens d’« anagrammes graphiques ». Plans et cartes, se trouvent alors modifiés et transformés, par le biais de quelque protocole ou transmutation artistique, pour aboutir à la création d’un nouvel ordre: la cohérence de l’espace urbain ne réside alors plus sur le plan la mimesis, dans le réel et la morphologie physique de la ville, mais de façon aléatoire et suivant la logique abstraite d’un protocole déterminé a priori. Les différents espaces urbains se trouvent alors restructurés, réorganisés, de manière séquentielle et obsessionnelle, avec la tentation du systématique mais avec aussi l’écart poétique et exotique du résultat, du nouveau regard proposé sur ces représentations physiques et quotidiennes.

Cette démarche s’inscrit pleinement dans le réel et dans le quotidien. Il s’agit, pour Armelle Caron, de dire ainsi en le reproduisant et en le détournant un monde fait de représentations et d’images (les plans, les reproductions du réel, saturant l’espace urbain lui-même mais aussi l’espace numérique, avec la multiplication des serveurs de recherches et de localisation), mais aussi un monde devenu essentiellement urbain et global, une Terre réduite à des flux et réseaux tissant telle une toile d’araignée entre les points nodaux des grandes mégalopoles en croissance et devenus labyrinthiques. Le langage de la ville, sa cohérence mimétique, sa grammaire ou son « architectonique » se trouvent ainsi remis en cause par le prisme artistique afin de proposer un nouvel ordre de lecture, aléatoire et abstrait, mettant le spectateur et le passant directement en face de l’incompréhensibilité et du mystère de la grande ville moderne, de son organisation de plus en plus dense et complexe, et donc de plus en plus rétive à sa compréhension – dans le sens d’un entendement rationnel mais aussi d’un rassemblement / englobement par la pensée. En détruisant le signifié et sa structuration grammaticale, en réélaborant les entités urbaines suivant une autre architecture logique, Armelle Caron évacue ainsi la question du sens au profit d’une abstraction, en elle-même signifiante. Ce processus de création s’inscrit, par ailleurs, dans un protocole radicalement postmoderne: le point de départ est un prélèvement, une extraction, d’un élément du réel – la carte, le plan ou l’un de ses éléments – afin de servir de racine à la rêverie et au protocole de création. Ceci s’inscrit dans une longue tradition, remontant par exemple aux collages et empreintes cubistes ou aux Nouveaux Réalistes, et se synthétisant autour de la notion de « document ». Ce même processus se trouve notamment mis en situation dans ce qui relève du street art. Cette inclusion des planisphères se retrouve par exemple dans les oeuvres de Mark Bradford ou de l’Argentin Guillermo Kuitca, dont la réinterprétation colorée et la mise en ruine des cartes et plans remettent aussi en cause leur froideur et apparente objectivité – qui est représentation et donc subjectivisation du réel, tentative de contrôle d’un espace et de sa représentation. La carte est, en cela, véhicule de l’angoisse: elle est représentation « morte » du réel, dans l’à-venir (plan architectural imaginaire, à réaliser), ou dans le périmé (figement abstrait de l’espace dans l’atemporalité de la carte ou du plan). Par cet ancrage dans le réel le plus banal, comme point de départ à la rêverie esthétique, l’art en devient d’autant plus ludique et efficace à proposer un nouveau regard sur le monde qui nous entoure. Un geste ainsi radicalement postmoderne, non seulement en raison de cet ancrage objectif, mais aussi en raison de cette importance du fragment qui se trouve induite, avec ce radical morcellement des espaces urbains, et de ce geste de déconstruction. Nous pourrons aussi souligner l’importance de l’univers urbain dans l’imaginaire artistique dès le milieu du XXème siècle, en écho à la globalisation et urbanisation galopante du monde, et servant de cadre objectif et aléatoire à une démarche esthétique souvent ludique. Sur un plan littéraire, ceci s’observe notamment chez des écrivains comme Georges Perec (Espèces d’espaces; Tentative d’épuisement d’un lieu parisien), Jacques Roubaud (La forme d’une ville change plus vite, hélas, que le cœur des humains), Julien Gracq (La forme d’une ville), mais aussi Borges, Calvino ou Cortázar, ainsi que, plus récemment, Anne-James Chaton ou Thomas Clerc.

Un tel processus artistique et imaginaire urbain s’observe aussi dans Les villes en creux où, cette fois, ce sont les rues, avenues et réseaux – la structure « syntaxique », la grammaire donc – qui sont retenus. La fragmentation inverse de la ville, qui apparait alors sous la forme d’une empreinte, propose un dentelé urbain où le regard peut mieux saisir les réseaux, les toiles araignées de nos métropoles, organisées autour d’un centre ou sans centre, suivant des morphologies mystérieuses et toujours différentes. L’adjonction d’un court texte d’impressions donne à ce travail, par ailleurs, la forme d’un journal intime ou d’un journal de voyage, la subjectivité apparente d’un ancrage dans le « je » et le croisement encore plus prégnant avec le poétique.

Armelle Caron, Les villes en creux, Avignon.© Armelle Caron, Les villes en creux, Avignon.
Armelle Caron, Les villes en creux, Bangkok.© Armelle Caron, Les villes en creux, Bangkok.
Armelle Caron, Les villes en creux, Barcelone.© Armelle Caron, Les villes en creux, Barcelone.
Armelle Caron, Les villes en creux, Berlin.© Armelle Caron, Les villes en creux, Berlin.
Armelle Caron, Les villes en creux, Blackpool.© Armelle Caron, Les villes en creux, Blackpool.
Armelle Caron, Les villes en creux, Budapest.© Armelle Caron, Les villes en creux, Budapest.
Armelle Caron, Les villes en creux, Gdansk.© Armelle Caron, Les villes en creux, Gdansk.

Ce processus de détournement d’un donné concret et objectif se révèle fortement paradoxal. Il participe, en effet, d’une posture de « déculturation », d’un geste de déconstruction culturelle visant, par le biais d’une démarche provocatrice et iconoclaste, de critiquer les fondements de la représentation d’une civilisation (tels Nietzsche et Beauvoir concernant, respectivement, la déconstruction généalogique de la morale chrétienne ou des sociétés patriarcales), sous la forme de la déstructuration des cartes et plans. S’agissant d’une représentation de réel, la carte repose en effet sur des postulats, des codes, qui sont relatifs à une culture ou à un pays donné. Le planisphère mondial en France se trouve, ainsi, centré sur la France contrairement par exemple aux États-Unis. Ces découpages visent ainsi à déstructurer la représentation de l’espace, à constituer des greffes imaginaires sur le réel le plus froid (idée de « greffes » et d’hybridité que l’on retrouve explicitement dans River-roots, où ce sont les fleuves et représentations des cours d’eaux qui servent de point d’appui à l’imaginaire du dessin), mais aussi à dire la segmentation et la fragmentation tragiques du monde contemporain et son individualisation extrême, phénomène exacerbé dans les grandes métropoles, et symbolisé par cet isolement aléatoire, systématique et scientifique, de micro-unités urbaines. Un geste paradoxal car, s’il s’agit de s’opposer à la mathématisation ou à l’interprétation monochrome du réel – que véhiculeraient les cartes et, plus généralement, l’image contemporaine – au profit d’un nouvel ordre, onirique et poétique, ceci passe aussi, ironiquement, par sa mise en scène outrée: l’uniformisation et fragmentation du monde contemporain n’est pas seulement détournée mais elle est aussi répétée, mécaniquement, jusqu’à l’absurde, telle une scène de film passant en boucle, infiniment. Armelle Caron propose en effet, dans une mise en abyme baroque, d’évider et dévoiler ce réel systématique par une abstraction de l’abstraction. L’abstraction cartographique devient l’instrument d’une nouvelle abstraction, artistique, par le protocole de découpage prédéfini. La couleur monochrome choisie pour chaque ville reproduisant aussi visuellement, par ironie, cette uniformisation du réel. Ce travail de la série, qui participe aussi d’une démarche à mi-chemin entre collection et obsession, est ainsi dirigé contre le processus qu’il convoque lui-même, un travail d’épuisement par la répétition en quelque sorte, prenant poétiquement acte de la standardisation du réel et de la possibilité d’une échappée, ou d’une embellie.

Armelle Caron, River-roots.© Armelle Caron, River-roots.
Armelle Caron, River-roots.© Armelle Caron, River-roots.
Armelle Caron, River-roots.© Armelle Caron, River-roots.
© Armelle Caron, Aphrodite.
© Armelle Caron, Aphrodite.
© Armelle Caron, Oiseaux en cage.