Les photographies d’Yves Marchand et Romain Meffre sont avant tout celles d’une rencontre. Une rencontre à la fois humaine et artistique. Nés respectivement en 1981 et 1987, dans la banlieue parisienne, Yves Marchand et Romain Meffre commencent très tôt, chacun de leur côté, à se passionner pour la photographie et les ruines urbaines. Mais il est des destinées et de communes affinités qui sont appelées à se croiser : l’année suivante, alors tout juste âgés de 21 et de 15 ans, les deux jeunes gens se rencontrent. Un véritable duo d’artistes est né, au point qu’en 2010, après plusieurs séries d’expositions, un premier ouvrage commun voit le jour aux Éditions Steidl. Fruit d’une collaboration de plus de cinq années derrière l’objectif, Détroit, vestiges du rêve américain propose un nouveau regard sur la ville de Détroit aux Etats-Unis, témoignant de manière spectaculaire de cette fascination commune pour les paysages en ruine et l’architecture urbaine. Un livre saisissant, qui connaît rapidement un grand succès.
Après la région natale et familière (la banlieue parisienne et ses bâtiments abandonnés, carrières et catacombes), puis les pays limitrophes (la Belgique, l’Allemagne, l’Espagne ou encore l’Italie), ce sont les États-Unis qui constituent, de 2005 à 2010, le nouveau « terrain de chasse » photographique d’Yves Marchand et Romain Meffre. Après plusieurs mois de recherches documentaires – car la photographie, chez ces deux artistes, est avant tout celle d’une quête voire d’une enquête dans un espace donné – ils se trouvent alors confrontés à l’ailleurs, à la ville de Détroit, cette ancienne capitale de l’industrie automobile américaine. Leur démarche, ancrée dans la mémoire des ruines, change alors radicalement de sens. En effet, « la ruine n’apparaît plus comme anecdotique, mais comme élément principal et quelque peu naturel du paysage ». C’est que les ruines, symboles de la destruction d’une époque, d’une crise socio-économique, s’étalent sur près du tiers du territoire urbain : non plus marginales ou périphériques, elles constituent véritablement l’identité et la substance même de la ville. Elles portent trace de l’âge d’or des années 1920, lorsque Détroit, alors appelée « Motor City », était la capitale mondiale de l’automobile avec des marques comme Ford, Chrysler ou Cadillac. Mais, comme l’analyse finement l’historien Thomas Sugrue au début du livre Détroit, vestiges du rêve américain, la ville connaît à partir des années 1940 une très lente et très longue chute socio-économique, à l’image de l’effondrement de l’architecture industrielle de le ville : avec les fractures économiques et sociales liées à la désindustrialisation et à la ségrégation, les tensions sociales, l’exil et la fermeture de milliers d’usines transforment Détroit en un véritable champ de ruines. Les photographies d’Yves Marchand et Romain Meffre offrent aujourd’hui le témoignage grandiose et terrifiant du déclin d’un véritable empire industriel.
Les photographies réunies dans cet ouvrage frappent par leur force esthétique et leur douce lumière, mais aussi par l’effroi et l’intense mélancolie qui s’en dégagent. Il ne s’agit pas ici de retourner à un motif classique de l’art, ou d’une simple obsession de photographe, mais de donner véritablement un nouveau sens à l’esthétique des ruines en l’inscrivant de plein fouet dans l’Histoire récente. Comme l’écrivait Georges Didi-Huberman, l’image porte toujours en elle une inquiétude. Dans le cas des photographies d’Yves Marchand et Romain Meffre, elle est multiple. Que ce soit celle créée par la tension entre l’équilibre des édifices encore debout – et qui menacent à tout instant de s’écrouler – et la chute des autres, ou celle créée par l’attention à un paysage de fin du monde (avec la prise de conscience baroque du temps qui passe), ainsi qu’à des territoires en marge et potentiellement violents. Car ce sont des paysages déshumanisés qui sont frontalement montrés, exhibés, par l’objectif. Des paysages morbides et des décors d’intérieurs vides, comme figés, désertés par l’homme et saturés par le minéral, par le métal, et où les objets, créations de l’homme par excellence, ont perdu toute fonction. Des paysages réduits à un pur décor, comme un théâtre avec ses objets factices mais sans acteurs, avec un décor lui-même en ruines : entre double tragédie et apocalypse, cette série photographie montre âprement ce qu’il reste de la civilisation après extinction. Fascination face aux ruines, mais donc aussi effroi et peur. Par ailleurs, la dimension sonore y est omniprésente. Car ce qui pèse, dans toutes ces images, c’est le silence, un silence grandiose qui écrase le spectateur, où les instruments de musique se trouvent parfois réduits à l’état de squelettes ou de cendres.
Pour Yves Marchand et Romain Meffre, photographier les ruines urbaines constitue avant tout une sorte de devoir de mémoire : « la photographie nous semblait être le moyen le plus logique et le plus démocratique pour conserver un petit peu de cet état des choses, de ces lieux et de leur histoire ». Il s’agit de conserver par l’empreinte sensible de la photographie la trace de paysages urbains transitoires et éphémères, contre la course du temps, contre la main de l’homme, tendant tous deux à les abolir et à les faire redevenir poussière. Des lieux de déshérences, désaffectés et mis en oublis, témoignages d’un proche passé et d’un âge doré. Une esthétique de la ruine, qui puise ses racines dans une longue tradition artistique du paysage, cherchant à dire l’Histoire, sa violence et ses bouleversements (d’où la fascination pour les ruines de peintres et graveurs de la fin du XVIIIème siècle – comme le Piranèse, Panini ou Hubert Robert – ou de photographes à la fin de la Grande Guerre). Une photographie de vestiges, au sens étymologique latin : car vestigium désigne avant tout la trace d’un pas, l’empreinte de l’appropriation d’un espace, devenu ensuite territoire, urbain. Une photographie à l’importante dimension mémorielle, à la fois géographique, historique et esthétique, la photographie étant en cela proche du document. Et donc une œuvre profondément temporelle : de la temporalité des objets photographiés, à la fois vestiges d’un passé, en cours de destruction et comme immobilisés, à la temporalité de la photographie qui, face à ce processus de destruction du paysage, s’inscrit dans l’urgence (« prendre des images de ruines est toujours une course contre la montre », disent-ils) et qui nécessite, de plus, un travail inscrit dans la durée – depuis la préparation (à partir de cartes, plans) jusqu’à la réalisation (voyages, déplacements, enquêtes sur le terrain). Des photographies donc violemment situées, ancrées dans l’espace et dans l’Histoire, présentant un état des lieux esthétique des conditions socioéconomiques d’un espace urbain à une époque donnée. Des traces de l’état transitoire que connaît toute ville et qui lui donne son épaisseur temporelle. Entre deux histoires et deux architectures. Entre ruines et métamorphoses.