Naomi Melville et Yann Lacroix ont été résidents de la Casa de Velázquez à Madrid. Ils en sont sortis en 2019. De l’année passée ensemble dans ces ateliers posés en bas d’escaliers, à côté d’une piscine, avec vue sur luxe, route, grille et bois est née une proximité. La question que je leur posais: « Que fait à une pratique un dispositif comme la Casa? » ne trouvait pas de réponse. Naomi choisit à la place de rendre compte de son regard sur la peinture de Yann en ce temps-là.

Dans l’atelier de Yann Lacroix, une série de petits formats, plus petits qu’une feuille A4, s’alignent. Rangés sur le bord d’une immense fenêtre ou contre un mur, sur une table où se mêlent enduits et bocaux de liants, ils ne craignent d’être tachés. Effectivement, si ces toiles font image, elles jouent également le rôle d’échantillonnage, de calibrage des outils qui suivront. L’une d’elles est parcourue par des sillons réguliers, où l’on devine le naturel côtoyant l’artificiel, et dont Yann me dévoile l’origine : un objet, étrange brosse en plastique rigide, utilisé par les peintres décorateurs pour mimer au mieux l’esprit des nervures du bois. Échantillonnages, miniatures de matières donc, mais aussi de qualités propres aux images, fragments et concentrés des grandes toiles à venir. (1)

yann lacroix
Yann Lacroix, Junk space, 2020, 270 x 220 cm

La perspective, ici, est également sujette à des transpositions. Le goût de l’artiste pour certains lieux ou objets au dessin géométrique (terrain de tennis, encadrements de portes ou de carreaux de verre, grillages, piscines, silhouette massive d’un dispensaire vu au loin) l’amène à les aplatir, les étirer, ou encore les verticaliser ou les horizontaliser, comme le ferait le prisme du rêve ou celui du souvenir. Mais ce changement de référentiel s’opère aussi au niveau de la nature même de ce qui nous est donné à voir : la peinture se fait tour à tour objet extérieur à nous, manipulable du regard, dont on perçoit les dimensions et la tranche, espace à parcourir (ayant franchi une surface aqueuse et réfléchissante, occupant les deux tiers de Sunday Afternoon (2019), nous nous retrouvons projetés entre les dures silhouettes de transats et de chaises, à l’indéfectible présence), ou encore écran – écrin pour une forme qui viendrait s’y poser : l’irisé hyperréaliste d’une feuille dont le reste du bosquet s’est retiré derrière les couches picturales successives opérées sur la toile.

C’est d’ailleurs depuis une multiplicité de points de vue que se construisent les peintures de Yann. Comme si – même si techniquement, ce n’est pas exactement le cas – chacune d’elles prenait plusieurs points de fuite pour repère, ou une perspective si englobante qu’elle ne pourrait appartenir à un seul regard, mais à ceux de toute une assemblée. Et c’est comme une conséquence radicale de cela qu’on peut percevoir ces bandes aux couleurs vives, à l’architecture structurée – géométrie du sol d’un parc pour enfants (Southern Entrance, 2018), trame serrée d’écorces et de feuilles – qui viennent s’inclure de force dans l’image, comme elles le feraient sur une rétine qui aurait regardé trop longtemps, trop directement, un horizon trop vaste. Réciproquement, les formats plus modestes, placés côte à côte, pourraient être comparés à deux yeux qu’il serait impossible de fixer simultanément avec la même intensité, et qui demanderaient alors au regard l’effort d’une chute en avant, encouragée par des textures de flous juteux, à peine soulignées par le piqué gris d’une ligne d’horizon évoquant un granit (Persistance, 2019).

Nous avons parlé des sources interdépendantes qui nourrissent cette peinture. Celle des apports extérieurs, immédiatement perceptible ici, qui charrie des références littéraires (L’Invention de Morel, d’Adolfo Bioy Casares, 1940, en est un bon exemple en ce qu’il traite également de questions liées à la reproductibilité d’une figure, bien qu’il s’agisse alors de visages), une collecte permanente d’images (qu’elles aient été saisies par Yann ou glanées ailleurs, imprimées, photocopiées), et d’impressions plus largement sensorielles ; la seconde, celle d’un désir qui lui est propre, ravivé par la construction, pièce par pièce, de ce système d’images, des liens s’établissant entre elles, de leur apparition fugitive sur le plan de la toile, l’une cédant la place à l’autre, en se laissant la liberté de ne pas totalement gommer leur passage. Ainsi, sous la rouille incendiant l’une des nombreuses forêts représentées, on décèle la présence d’un grillage qui, auparavant, structurait à lui seul, lumineux et nerveux, l’espace de la toile (Sans titre, 2019, 185 x 160 cm). La présence réminiscente d’une matière épaissie, du reliquat d’une tache colorée, composent les archives d’une mémoire impersonnelle ; à travers elles, l’artiste nous donne à voir une succession infinie d’objets ou de motifs, qui, s’ils ne cohabitent pas sur le même support, s’empilent perpétuellement sous le très fin mais très complexe glacis de la toile. En termes spatiaux, elle nous évoque un périple dont les destinations successives se situeraient hors d’un lieu défini, dépourvu de frontières tangibles. Il peut donc être mis en scène dans l’espace de l’atelier, qui, ici, est nu de tout meuble excepté d’une petite table ronde et de quelques chaises. Les murs, eux, laissent aux paysages l’espace de se succéder. On comprend ainsi que certains d’entre eux (le dispensaire, l’évocation d’un jardin arabo-andalou) n’aient pas encore été visités, la temporalité future du fantasme étant nécessaire à la continuité de cette frise temporelle.

Un moyen format (Scratch Marks, 2019) laisse apparaître des palmiers se découpant sur une masse végétale plus dense, et dont les troncs, qui franchissent le bord supérieur du cadre, rappellent les stratagèmes dont Yann peut user pour faire se confondre support et surface (en laissant, par exemple, la toile détrempée d’huile se coller au châssis pour en révéler la structure). Une trame claire, griffée par-dessus le paysage, le nimbe d’une cataracte, en recréant une matière si spécifique que c’est bien après l’avoir vue que j’ai compris qu’il ne s’agissait pas d’une huile sur toile, mais sur bois. Ainsi, il est possible de scruter ce paysage pour tenter d’en élargir les frontières, ou de percevoir, à travers son usure, un motif émanant de la nostalgie d’un collectionneur orientaliste, ouvrant les possibles d’autres espaces. Enfin, on peut aussi laisser notre regard errer entre les stries blanches, et au-delà, embrumé d’une mémoire, peut-être la sienne, peut-être la nôtre.

Yann Lacroix, Calathéa, 2020, 212 x 174 cm
Yann Lacroix, Retour, 2020, 280 x 200 cm
Yann Lacroix, Summer days have gone, 2019, huile sur toile, 240 x 380 cm.
Yann Lacroix, Espace, 2020, huile sur toile, 263×194 cm.
yann lacroix
Yann Lacroix, Southern Entrance, 2018, huile sur toile, 160×185 cm.
yann lacroix
Yann Lacroix, India Song, 2018, huile sur toile, 160×185 cm.

1 Si ces esquisses ont pleinement un statut d’œuvre achevée, elles laissent aussi pressentir les déplacements continuels qui s’opèreront entre ce naturel et cet artificiel, cette matière et cette autre matière, ce qui est à saisir et ce qui fait illusion. Un Sans Titre, 2018, 27 x 35 cm, présente une frise de deux images, un motif végétal vif et contrasté et une surface verte, tendre mais organique, « posées » sur un fond marron-ocre, plus neutre, qui les rehausse et les découpe. Parce que l’atelier de Yann Lacroix est alors à moins d’une heure du musée du Prado, on ne peut s’empêcher de faire le lien avec les « peintures de peintures » de certains artistes néoclassiques espagnols, qui réunissent sur une même toile plusieurs miniatures d’œuvres à venir. Trece bocetos para cartones de tapices, un moyen format de l’espagnol Francisco Bayeu y Subias (1786), souligne encore davantage cette notion de déplacement, du fait qu’il peint à l’huile, avec une grande précision, treize miniatures de tapisseries.