Musicien, critique, poète sonore, activiste, ancien activiste, animateur de radio, cuisinier, bibliophile, archiviste des mouvements révolutionnaires, ancien étudiant en philosophie à l’EHESS et aux Beaux-Arts de Paris, Thomas Dunoyer de Segonzac est avant tout un peintre. Il y a d’ailleurs quelque chose de sacré lorsqu’on regarde ses peintures. Non pas le spectateur devenu croyant, mais la peinture qui porterait vers une espérance, aussi peu catholique qu’un tableau de Greco ou de Jean-Michel Basquiat. Croyance dans la forme et la couleur peut-être aussi. C’est une peinture qui est vitale sans jamais devenir emphatique, drolatique, mais jamais affectée, absurde, mais qui n’oublie pas les figures et les traits…

Qui sont ces hommes – femmes – vulves – fœtus – phallus – masques – fleurs – ? Que nous disent-ils, de loin en loin, ces visages? Les tableaux de Thomas Dunoyer de Segonzac sont comme les vers du poète Daniil Harms: « Une fois Piétrakov voulait aller dormir, mais en se couchant il a raté son lit. Il s’est fait tellement mal en tombant qu’il n’arrive même pas à se relever. (1) »

Il y a la figure d’un homme à la tête de roue dont la tête s’envole, d’un chasseur qui se chasse lui-même ou encore d’un corps qui porte son cercueil, un tuyau d’arrosage autour du cou. Il n’y a donc pas de hors boîte (sic) pour le peintre. Peindre, peindre jusqu’à l’extinction des lumières et la fin du tube. Peindre la dialectique de Carl Einstein, peindre les oraisons de Herbert Marcuse qui pensait que la Révolution serait l’acte des fous. Oui, ce sont de véritables histoires de vie et morts subites… Mais il n’y a pas de place pour le pathos, juste, ces visages sont là: ils boivent, ils rient, ils existent, ils tuent, ils deviennent fous, ils meurent.

Thomas Dunoyer, Le soutien gorge bleu d’après Artschwager
© Thomas Dunoyer de Segonzac, Le soutien gorge bleu d’après Artschwager, huile sur toile, 100×65 cm
Thomas Dunoyer, Le portrait de l'adolescent
© Thomas Dunoyer de Segonzac, Le portrait de l’adolescent, huile sur toile, 130×97 cm
Thomas Dunoyer, Le grand oeuf et le cheval
© Thomas Dunoyer de Segonzac, Le grand œuf et le cheval, huile sur toile, 140X210 cm

La force et l’expressivité des couleurs, les dimensions (souvent de grands formats) des toiles sont plus à situer dans un expressionnisme renouvelé par la religiosité de Nicolas Poussin et le souci du détail de Gustave Courbet, le trait d’Eugène Leroy et la fantaisie d’Arno Schmidt. Dans le grand portrait « PES », le fantasque musicien semble être un médecin de peste au grand nez. Accoudé au bar d’un rade obscur, il regarde de biais, goguenard. Ses vêtements bleus fumés se mêlent à la lumière du ciel et seule, l’auréole jaune, nous rappelle l’intérieur du bouge. Peut-être aussi que le peintre décide de ne pas choisir entre intériorité et extériorité, « PES » est ici les deux à la fois. Dans « Le cheval de Spencer », le masque rouge se mêle à la tête de l’équidé. On met du temps à distinguer le cheval, perdu qu’il est dans la nuit et la terre. Car les figures de Thomas Dunoyer de Segonzac sont souvent imbriquées, mêlées, collées les unes aux autres « J’ai un problème, voilà qui est très explicite et complètement collé. Tout ce qui sort de ma bouche est complètement collé », disait Christophe Tarkos. Le pinceau remplace la bouche, la forme, le langage.

Thomas Dunoyer, PES
© Thomas Dunoyer de Segonzac, PES, huile sur toile, 140×210 cm
Thomas Dunoyer, Le cheval de Spencer
© Thomas Dunoyer de Segonzac, Le cheval de Spencer, huile sur toile, 130×97 cm

Parfois ces peintures semblent nous dire: comment continuer à vivre dans le monde de l’ordre catastrophique du nucléaire, de Bachar El-Assad, des violences policières, de la misère organisée et j’en passe? Les toiles tissées par Thomas Dunoyer de Segonzac pourraient former ensemble une fresque plus large. On aimerait exposer bout à bout, sans ordre spécifique, toutes les toiles sur un très grand mur. Cela donnerait un kaléidoscope de ce monde brutal dans lequel nous vivons. En ce sens, sa peinture participe d’une « esthétique de la résistance », au sens forgé par Peter Weiss. Ce n’est pas pour rien que Théodore Géricault rode toujours quelque part derrière les mouvements du peintre.

Thomas Dunoyer, Rub a dub
© Thomas Dunoyer de Segonzac, Rub a dub, huile sur toile, 147×114 cm
Thomas Dunoyer, Les deux jambes
© Thomas Dunoyer de Segonzac, Les deux jambes, huile sur toile, 46×38 cm
Thomas Dunoyer, Le cheval blessé
© Thomas Dunoyer de Segonzac, Le cheval blessé, huile sur toile, 80×80 cm
Thomas Dunoyer, La paire de jambe
© Thomas Dunoyer, La paire de jambe, huile sur toile, 130×97 cm

Car c’est un art qui peint aussi pour l’attaque. Il n’y a pas d’intention ou de messages ni encore de thèses (surtout pas). Mais il y a l’horizon dévastateur d’un grand rire qui pourrait menacer les édifices sociaux, les parlers du chiffre, le pouvoir de l’État qui pèse sur les consciences et les conduites. En regardant ces tableaux, on croit entendre : « Non, non, vous ne m’aurez pas, je ne parlerai pas votre langue, mais la mienne, illisible, drue, sans compromission ». Sa peinture est d’une autre matière que celle du siècle. On revient donc au sacré, non pas dans le sens du religieux, mais du crypté, du mystère qui ne veut pas se livrer. Cette peinture révèle l’innommable, le mensonge qu’on ne peut prononcer et qui est pourtant là, partout sous nos yeux et que personne ne veut nommer.

Car s’il est bien une phrase qui s’applique au travail et au refus d’un certain monde chez Thomas Dunoyer de Segonzac, c’est celle de Karl Kraus : « Si je dois choisir entre deux maux, je n’en choisis aucun ».

Thomas Dunoyer, La Langue Tirée
© Thomas Dunoyer, La Langue Tirée (avec tête volante), huile sur toile, 195×130 cm
Thomas Dunoyer, La branche cassée
© Thomas Dunoyer de Segonzac, La branche cassée, huile sur toile, 115×89 cm
Thomas Dunoyer, L'étirement d’après Spence
© Thomas Dunoyer de Segonzac, L’étirement d’après Spencer, huile sur toile, 100×65 cm

(1) Daniil Harms, « Une histoire avec Piétrakov ».