Ce texte retranscrit une rencontre – dans tous les sens que peut invoquer ce terme de l’ordre du merveilleux – qui a d’abord eu lieu le 18 décembre 2020 dans les salles d’exposition du Fresnoy, puis s’est poursuivie au long d’échanges de courriels et de conversations enthousiastes entre janvier et juin 2021. Le Studio Critique 1 qui en constitue une première forme possible de restitution s’est tenu le 3 juin 2021. Depuis lors, cette rencontre raisonne dans nos esprits et dans nos vies, à mesure que se précisent encore nos accointances, connivences et autres éblouissements de l’altérité, dans laquelle on a parfois la chance de se reconnaître et se perdre tout à la fois !
Stéphanie, les archives t’ont toujours intéressée, très tôt déjà et tes premiers projets d’études étaient ainsi liés à des archives familiales. Puis tu t’es penchée sur des archives communes, fictives et scientifiques. Tu fais d’ailleurs aujourd’hui partie d’un groupe de recherches consacrées aux archives, chaque membre en explorant une facette différente (tu t’y concentres sur les archives fictives).
Car les entités fictives, éphémères t’attirent, notamment les îles fantômes, qui sont apparues sur les atlas, parfois pendant des siècles et parfois en lien avec des troubles politiques et des situations économiques. Tu as depuis longtemps mené de multiples recherches sur ces îles et rassemblé un grand nombre de documents d’archives diverses, qui seront réunis dans un livre d’artiste publié l’an prochain, mêlant cartographie, énigmes et différentes narrations.
Tu aimes ainsi nouer des liens entre mensonges, vérités, semi-mensonges ou semi-vérités…
Podesta Island 2 est un film de 2020 consacré à l’île fantôme de Podesta, qui est reconnue par certains pays et pas d’autres, certaines cartes ou sites cartographiques et pas d’autres. Dans ce film se croisent faits divers et sources variées : la disparition de l’île et même la disparition de marins, c’est-à-dire des images qui nous échappent.
Phantom Islands est une œuvre pensée avant Podesta Island et même avant ton arrivée au Fresnoy.
Depuis 2019, tu as en effet exploré ces îles fictives dans plusieurs œuvres. Dans cet assemblage de sculptures, chaque plaque de marbre est comme une page d’atlas et cette mise en œuvre, une façon de les soustraire à la perte en les gravant dans le marbre !
On entend dans ce travail un appel au corps et une qualité de silence. Tu dis que le silence est en effet extrêmement important, comme les fausses vérités, la représentation changeante de la réalité. Les découpes et même les marbrures, ces veines caractéristiques du marbre, ici de Carrare, évoquent pour moi les côtes accidentées des îles grecques, premiers lieux de carrières marbrières dans l’Antiquité occidentale, mais aussi lieux de départ d’explorations maritimes et, plus largement, les cartes pliées et dépliées. Elles me rappellent également les remplois de marbre dans la Grèce antique, dans la sculpture comme dans la construction, puis ceux des œuvres grecques dans la statuaire ou l’architecture romaines, comme autant d’archives insérées dans des créations nouvelles. Ces formes suggèrent aussi l’empreinte de pas – telle la roche tenue par l’une des disparues de Podesta Island – trace du passage du voyageur, du navigateur. Autant d’échos au périégète grec, auteur de description géographique, de récit de voyage (terme dont l’étymologie est « conduire tout autour »). En effet, tel un périégète contemporain, tu crées ton propre atlas, un guide dédié à ton exploration singulière de territoires, à travers des archives et des fictions qui s’entremêlent et se contredisent pour donner corps à un nouveau récit. Pourtant, jamais tu ne te rends exactement sur place mais choisis de retracer un voyage temporel autant que spatial. Pour faire l’expérience d’une autre durée, d’un autre déplacement offert au spectateur, ainsi transporté en un instant, touchant de l’œil un monde à la fois déjà décrit et jamais encore tangible.
Tu avais d’ailleurs songé à l’Odyssée et aux mythologies de la mer, aux voyages mythologiques liés à cette idée d’exploration et de récits qui se croisent à l’origine de ces deux projets, qui s’ancre dans ton intérêt pour le voyage, la géographie et la cartographie.
Podesta Island, 2020 :
L’histoire ou le mythe (?) de Podesta a resurgi vers 2005 avec l’avènement d’Internet, comme tous ces phénomènes de post-vérités ou vérités différentes, autres, au travers desquelles les émotions surplombent les vérités précisément. À cela vient s’ajouter l’histoire vraie de disparus aux alentours du lieu hypothétique de l’île de Podesta, suite au naufrage d’un navire dont le capitaine s’appelait, réellement, Pinocchio ! Ce menteur mythique de l’enfance qui permet de penser très tôt ce lien empreint de poésie entre vérité et mensonge !
Aussi tous les éléments du film sont-ils réels mais mis en scène, « re-fictionnalisés » comme tu le dis : à partir d’une documentation foisonnante, tu as réécrit un récit en sélectionnant les éléments qui te semblaient les plus importants pour le rythme du film. Récit conté par des acteurs en voix off, dans plusieurs langues, qui constituent pour toi d’autres formes d’explorations et correspondent aussi aux colonialismes britannique, français ou espagnol : les premiers voyages de grands explorateurs ayant initié le colonialisme, les langues choisies sont celles des grands pays colonisateurs.
La question du rythme, toujours essentielle au cinéma, est singulière dans tes films en tant que tu cherches à ce que le spectateur soit, lui aussi, dans une situation d’errance, comme les naufragés et comme toi au cours de ta plongée dans les archives. Tu intègres ainsi les accidents de tournage comme les mouvements de caméra, pourtant sanglée, pendant une tempête à la fin du film. Tu cherches les changements de rythmes par l’entrelacement de choses hétérogènes qui fondent ton travail. Et si le film était projeté en boucle au Fresnoy, tu espères qu’il a été regardé dans son entier pour en suivre le rythme, justement !
Durant tes recherches, tu as trouvé sur Internet une photo dite de Podesta, prise à travers un hublot, donc ultra-pixélisée, et tu as cherché à recréer ce flou, cette incertitude dans les prises de vues à travers les vitres embuées d’un bateau. A contrario, l’irruption d’un écran dans l’écran, avec une image très nette, obture et révèle dans le même temps le paysage, puisqu’il s’agit d’un écran autant que d’une fenêtre. Tu avais envie de cette image fixe dans le cours du film, comme en hommage à la valeur testimoniale d’une photo. Bien que paradoxalement, ce plan fixe t’ait été inspiré par l’image pixelisée du capitaine !
Dans cette quête de déplacements entre réalité et fiction, vérité et mensonge, le film n’a pas été tourné sur zone mais en Irlande, non loin des Îles d’Aran, les plus proches du point de vue géologique de ce que serait Podesta. Cet écart te plaît. Tu n’as jamais eu envie d’aller vraiment sur cette île car tu te plais à imaginer des endroits où l’on n’a jamais été – tu cites l’ouvrage de Pierre Bayard, Comment parler des lieux où l’on n’a pas été ? (Les Éditions de Minuit, Paris, 2012). Comme lorsque tu as participé la Biennale de Venise en 2017 en y présentant le film Deception Island dans le Pavillon de l’Antarctique, sans avoir jamais pu t’y rendre, évoquant ce même plaisir que persistent des zones inconnues, des zones sombres, des zones immatérielles de l’occident à l’ère du tout satellite ! « Ce que l’on ne sait pas qu’on ne sait pas », déclares-tu !
Tu aimes les doutes et les laisses volontairement planer sur tes films, dans une volonté affichée de les laisser ouverts aux interprétations.
Il y a à ce propos, un paradoxe dans l’expérience du spectateur, qui est tout à la fois cloué sur place par la fascination exercée par le film et happé vers un ailleurs mystérieux, d’emblée en proie à l’excitation de la découverte, la déambulation oisive ou même la conquête d’un nouveau territoire, sauvage, autant qu’à la solitude du naufragé, comme toujours quand il s’agit de voyage, in fine.
Car il est ici question de sauvagerie dans tous les sens du terme – le partage des territoires entre l’homme et la nature, ou comment et quand accepter, pour l’humain, de se retirer pour laisser absolument l’espace aux autres espèces et aux terres comme aux mers ?
L’oubli est invoqué voire imploré par l’une des naufragés, en contradiction apparente avec un travail fondé sur les archives, la mémoire. Cette ambivalence constitue pour toi un nœud au sein de tes préoccupations. Avant l’avènement d’Internet, pour ta génération, on vivait l’angoisse de l’oubli et tu ressentais un puissant désir de mémoire, quand aujourd’hui l’on craint la disparition du droit à l’oubli ! L’oubli devenant presque un luxe, celui de pouvoir se réinventer.
Se réinventer est aussi une position que tu adoptes durant tes tournages : les dialogues entre les trois disparus ne te convenaient pas tels que tu les avais écrits et tu as donc choisi de te fonder sur des échanges avec les acteurs pour filmer de nouveau ces scènes, en les faisant parler très librement de ce qui comptait pour eux ou les dérangeait, dans une pratique de l’ordre de la psychanalyse sans pour autant entrer dans leur intimité. Ceci afin de constituer comme un documentaire inséré, enchâssé dans le récit du film. Et c’est ainsi que la question de l’oubli ou celle de la difficulté à trouver le sommeil pour un autre disparu, ont surgi.
Le cercle vide, projet pour l’exposition Panorama 23 (Le Fresnoy-Studio National, 24 sept.-31 décembre 2021),est consacré au Point Némo situé dans le Pacifique sud. Également nommé Pôle d’inaccessibilité, cette zone isolée est le cimetière où sont envoyés tous les débris spatiaux. Il s’agit là encore d’un travail fondé sur des archives, des images d’agences spatiales et d’autres de type échographies, obtenues par l’utilisation d’un Sonar militaire reprogrammé.
Ainsi ce film parle-t-il aussi d’inconnu, de lieux peu connus, du manque d’archives, d’obsolescence et, à travers son unique personnage (une scientifique jouant son propre rôle) de la sous-représentation des femmes au cinéma, en particulier celles de 50 à 60 ans. Serait-elle en quelque sorte toi à distance ? Une femme projetée sur place quand tu n’y es pas et, tout à la fois, la femme que tu serais dans le futur ?
Il existe un récit évoquant trois marins échoués sur Podesta que leurs femmes attendaient, figées dans le statut immuable de celles à qui l’on a toujours répété que les voyages étaient dangereux. Souhaitant renverser les rôles, tu as choisi des actrices pour aventurières !
Il est déjà question d’espace et d’atmosphère de recueillement dans une Installation de 2018 intitulée Dead Star Funeral, réactivée depuis. Des images issues d’un télescope observant des étoiles mortes y sont imprimées sur un papier spécialement créé pour se dissoudre « atomiquement » dans l’eau. Le processus faisant l’objet d’une projection vidéo sur grand écran permettant d’offrir une plongée dans cette expérience cosmique ainsi mise à la portée de l’œil humain, selon une temporalité qu’il est en mesure de percevoir, contrairement à celle du monde céleste infiniment étiré. Dans ces œuvres soufflent toujours le vent de mémoires multiples, luttant contre l’oubli et invoquant tout de go un droit à l’oubli, du plaisir poétique et ironique né de la déception, qui convoque, dans un mouvement continu, grandeur et misère de l’errance !
1 Studio critique #2, organisé en partenariat par l’AICA France, l’ADAGP et le Fresnoy dans le cadre de l’exposition Panorama 22 (Le Fresnoy-Studio National, 15 oct. 2020 – 20 avr. 2021).
2 Podesta Island, 2020, 23min, Stéphanie Roland